Genèse, le livre des Racines et de la Régénération
Un commentaire thérapeutique du livre inaugural de la Bible
« Ne t’étonne pas si je t’ai dit :
Il vous faut naître à nouveau –
Le vent souffle où il veut
Et tu entends sa voix,
Mais tu ne sais d’où il vient ni où il va –
Ainsi en est-il de quiconque renaît dans l’Esprit. »
Nicodème lui répondit : « Comment cela peut-il se faire ? »
Jésus lui répondit : « Tu es maître en Israël, et tu ne comprends pas ces choses-là ? » (Jn3, 6-10)
Plan
- Introduction : Relire la Genèse aujourd’hui : pourquoi ?
- Le projet thérapeutique de la Genèse : Ce que nous cherchons ou avons perdu : l’Unité, la Paix (Gn 1-2)
- Adam et Eve : « A l’image de Dieu, il LE créa » (Gn I, 27)
- Mâle et femelle, il LES créa » (Gn I, 27): politique des sexes
- Pourquoi nous l’avons perdu : l’exil et le désir (Gn 3-11)
- Satan ou le détournement du désir, de la puissance vers le pouvoir
- Abel et Cain : l’amour jaloux
- Le Déluge et l’Alliance : « Fais-toi une arche » (Noé) – Gn 6, 14 – Gn 9
- Babel ou la volonté de pouvoir (Gn 11)
- Comment nous remettre sur le bon chemin : l’exode et les épreuves (Gn 12-36)
- Va vers toi (Abraham) – (Gn 12-25)
- Ris ! Et deviens aveugle au monde ! (Isaac) (Gn 25-36)
- Debout, monte à Bethel (Jacob)
- La lutte avec l’Ange (Gn 32)
- Les signes de l’accomplissement : l’exaltation et l’humilité (Gn 37-50)
- Joseph humilié-exalté, triomphant et vaincu
- Le pardon ou l’amour de ses ennemis
- Conclusion : Relire la Genèse aujourd’hui : pourquoi ? (2)
- Comment lire la Genèse et les Bibles en général ?
- Histoire, Voie et Sens
- De la genèse d’une histoire à l’histoire de la Genèse
- Une histoire une
- Refus d’une lecture historisante de la Bible
Introduction : Relire la Genèse aujourd’hui : pourquoi ?
Le livre de la Genèse est un récit archétypique, c’est-à-dire une histoire, une drame qui sous l’enchaînement des péripéties qu’un enfant peut saisir décrit la structure éternelle du chemin par lequel l’homme advient à l’être, grandit dans son être, accouche de soi. Il parle, à la façon d’une Épopée ou d’une Odyssée, avec un humour tragique, par des jeux de mots et de symboles, du processus risqué et douloureux par lequel l’homme devient ce qu’il est, accouche en quelque sorte de lui-même ou de ce qui en lui est plus grand que lui, s’engendre lui-même en revenant à la racine de son être. Cette Genèse, c’est donc bien plus que le titre d’un ouvrage. « Genèse » signifie aussi bien autre chose qu’un acte de naissance historique, qu’une Création du monde et de l’humanité qui aurait eu lieu (selon une certaine chronologie biblique) 3760 ans avant notre ère : j’y vois plutôt la description d’un processus de régénération par un retour à l’essentiel, à la racine. Je ne rentrerai donc pas dans les débats anachroniques de l’évolutionnisme et du créationnisme, dans les chronologies savantes d’une préhistoire de l’humanité, commencée il y a environ 3,5 millions d’années. Pour la compréhension du texte d’un point de vue spirituel, ces débats sont superflus. Cet argumentaire scientifique impressionnant est totalement inconnu des rédacteurs du texte ; et surtout, ils restent extérieurs à la problématique essentielle, philosophique, du texte – qui se rejoue comme au premier jour pour chaque être humain venu s’incarner sur terre. Sous le terme de Genèse, il s’agit plutôt de comprendre « comment » tout humain peut devenir ce qu’il est, advient à l’être et s’accomplit dans son être. C’est pourquoi on a justement beaucoup glosé ce propos adressé à Abraham (un nom dont la racine hébraïque renvoie à la « traversée »): « Va vers toi ». De ce point de vue, cette Genèse est toujours en cours; ce n’est pas un événement passé, révolu, sur lequel l’astronomie et l’archéologie pourraient nous renseigner, mais plutôt ce qui est toujours en train d’advenir et reste à advenir pour chacun de nous parce que c’est encore, pour l’essentiel, en chacun de nous, inaccompli : c’est le projet de régénération de tout nouvel être humain – qu’il sorte du ventre maternel, ou traverse ses déluges intérieurs. Notre régénération passe par une reconnexion à la source. Pour sauver cette vie qui ne tient qu’à un souffle, elle a besoin d’y plonger ses racines.
La Genèse est le livre des racines : rien d’un propos historisant n’irait à l’essentiel. La Genèse est le livre qui va à la racine des choses, le livre de l’Essentiel. Il ne raconte pas l’Histoire, pensée à partir d’un début et se déployant selon le temps, mais L’histoire : comprenez qu’il raconte une histoire qui ne se donne pas pour vraie historiquement parlant – puisqu’elle fut écrite, on l’oublie trop, en un temps où la science historique n’avait pas encore été inventée, c’est-à-dire probablement au début du premier millénaire (et au plus tard sous Ezra) – alors que l’historiographie ne naquit avec Thucydide et Hérodote qu’au 5e siècle a.n.e. Une simple histoire donc ? Une simple fiction ? Non. Pas n’importe laquelle, puisqu’elle prétend nous donner le plan d’un chemin, qui va d’un « commencement » (Béréshit) et nous conduit à sa destination essentielle, ou qui nous ramène à ce commencement comme à une origine perdue et qu’il s’agit de retrouver (sans toutefois y prétendre intégralement puisque Béréshit commence par la deuxième lettre de l’alphabet, et ne remonte pas jusqu’à la première) . « Va vers toi », s’entend dire Abraham. Non pas une doctrine et des concepts parlant de la Nature et du Monde, mais un récit de l’essentiel, un récit qui nous fait sentir et comprendre notre cheminement depuis l’Originel, et vers l’Origine : d’où nous venons et où nous retournons – ces questions parlent du sens de notre histoire, qu’on pourrait appeler un « destin ». Il ne s’agit pas d’un discours fait de vérités historiques, mais un récit qui dessine la vérité de notre histoire, le sens de notre destin.
Je crois pouvoir trouver un argument littéraire de cette thèse dans le fait que les patriarches, spécialement Abraham, Isaac et Jacob, meurent toujours après que leur fils ait enfin accouché de lui-même. Tout le texte de la Genèse est une méditation sur la possibilité de naître et de mourir (en signe non de fatalité biologique, mais d’accomplissement spirituel). De naître pour mourir ? C’est-à-dire plus essentiellement de mourir pour renaître : c’est donc une méditation sur le sens de la « mutation » (de l’hébreu Mout – d’où vient le mot français « muter » signifiant d’abord « mourir ») – le texte faisant explicitement l’hypothèse d’un départ qui ne soit pas une mort, avec Hénoch, cinquième patriarche après Adam, qui « disparut (le Texte ne dit pas qu’il mourut), car Dieu l’enleva » (Gn V, 24). C’est une méditation sur ce que les Evangiles appelleront Résurrection, Ana-stasis : non pas une réanimation donc, mais un « relèvement de position » – comment le dire sans bafouiller? – ou l’exaltation de la Conscience à un niveau de conscience plus large encore.
Comment l’homme devient-il ce qu’il est ? Par une écoute (en hébreu : shema), par l’exercice d’une conscience vigilante (en grec : nepsis), un effort pour se tenir dans la présence. C’est cette ouverture de la conscience ou du Coeur qui nous fait « à l’image et à la ressemblance de Dieu »(Gn I, 26) puisque le Nom de Dieu se définit comme יהוה Yod He Vav He, Eyeh asher Eyeh (Ex III, 14), Celui-qui-est (et est-en-devenir). En effet, « Vous êtes des Dieux » confirme le Psaume 82. Nous sommes des Dieux ? Mais ne nous payons pas trop vite de mots : ce que nous sommes, il faut encore le devenir! L’essentiel reste à faire! Et si tant est que nous puissions nous élever jusque là, il restera encore à nous y maintenir pour continuer de nous couler dans le Devenir, dans ce Réel qui n’est que sur le mode d’un Devenir, plein de pièges et de creux de vagues. C’est ainsi que je comprends le premier impératif divin lancé à l’humanité : « Soyez féconds! » (Gn 1, 28). Cette fécondité, au-delà de son sens biologique, comprise dans ses implications spirituelles, signifie : Il faut s’accoucher soi-même, s’engendrer, renaître ou encore une fois : Ressusciter, en grec, anastasis –et encore une fois: sans confondre cette résurrection avec une réanimation !). Telle est la maïeutique biblique : elle nous accouche aussi en nous interrogeant, à travers un récit, sur le sens de l’essentiel.
Bereshit : écouter la Source, remonter à l’Origine, aux racines de l’être. Reprendre racine, renaître, pour être plus consciemment ce que nous sommes. « Où es-tu ? » (Gn3, 9), demande Dieu à Adam. « Où », c’est-à-dire à quel niveau de conscience ? Etre, c’est advenir à un niveau de conscience plus haut et qui, pour être plus entier et plus en paix, choisit de s’effacer, de laisser sa place à l’autre et au Tout Autre que nous sommes de toute éternité et de toutes façons mais inconsciemment. Nous sommes en cela à l’image et à la ressemblance de l’Etre, puisque nous en participons. Mais nous sommes aussi invités à faire comme lui et à nous effacer : le Dieu de la Genèse est un Dieu-qui-s’efface pour laisser place à la Création (Gn I, 1). La théologie appelle « kénose » cet anéantissement, forme suprême d’humilité. S’effacer et n’être plus pour être, être là mais sans plus, et comme a minima, dans l’intensité d’une présence sans détermination. Non point être ceci ou cela – et encore moins avec la conscience infatuée d’être dieu. « Vous êtes des Dieux » ne signifie pas qu’on soit autorisé à se prendre pour Dieu. Nous sommes simplement invités à être. Et pour cela à nous tenir dans la présence indifférenciée qui crucifie l’ego : Se tenir vient du grec starva, étymologie grecque du mot Croix (phonétiquement lié au latin : Stabbat). Pour renaître, il faut se tenir dans la présence, quitte à crucifier l’ego, pour n’être enfin (presque) plus rien. Rien, de res, en latin la « chose » : pour n’être enfin plus une chose, mais juste énergie, vibration, résonance.
C’est de ce Rien que tout jaillit, nous disent les deux Récits de la Création (Gn 1 et 2). Il faut donc tendre l’oreille, écouter. Shema… Ecoute… Regarde… en Silence… Comme le fait Elie, au chapitre 19 du Premier Livre des Rois. Dieu n’est rien de visible, mais ce qui rend visible; il n’est ni l’ouragan, ni la tempête, ni le feu, ni rien de ce qui est créé, rien de manifeste : il n’est pas un être mais ce qui fait être, ce fond de l’être antérieur à toute existence déterminée, qui n’est lui-même rien de déterminé. Raison pour laquelle il vaut mieux ne pas le nommer. C’est un « souffle » dit le livre de la Genèse, une « brise légère » dira le Livre des Rois : rien qu’on puisse saisir, encore moins quelque chose d’épatant ou d’extraordinaire comme notre ego en manque de sensation forte en a quelquefois besoin (à moins qu’on veuille dire que le miracle, et même le miracle permanent, c’est qu’il y ait de l’être). Ce Dieu qui n’est rien d’exprimable, fuyant, fugace comme le vent, est partout présent et sensible à celui qui sait s’arrêter, se taire, écouter… « Arrêtez et sachez que je suis Dieu », dira aussi le Psaume 46.
Ce n’est pas un raisonnement théorique ou le résultat d’une démonstration philosophique, ni une mystification qui consisterait à se faire croire que l’on voit quelque chose là où il n’y a rien, un rien bien décevant dont on tromperait l’ennui en se faisant croire qu’il est un visage de Dieu, un rien qu’on maquillerait d’un grand mot pour lui donner de l’importance. Ce n’est rien de bien déterminé, rien de bien définissable. Mais ce n’est pas un Néant. Et le nom de Dieu n’est pas le cache-misère d’un silence vide et plat. Il évoque la trame d’une omniprésence : la difficulté à en parler n’enlève rien au sel de l’expérience. « Venez et voyez »(Jn 1, 39). Sentez, goûtez, expérimentez. Ce savoir de Rien, cette nescience, est une saveur., subtile sans doute, sans rien de bien piquant, fade diront certains, mais inépuisable. Sapere, le dit bien en latin : comme savoir et savourer – qui sont au fond le même mot.
Le livre de la Genèse décrit les personnalités archétypiques de de ces patriarches de la Genèse dévoués (au sens étymologique encore « voués à Dieu ») à leur quête de l’essentiel : si actifs et créatifs – à l’image de Dieu qui fait (bara) en se contentant d’être. L’individu banal « fait » (asah) lui aussi, mais ce faire est tout autre chose – comme l’indique la différence des verbes en hébreu : asah est plutôt une simple fabrication, un artifice dans lequel on se dépense soi-même. Le « faire » du patriarche est personnifié (au sens théologique et fort du terme « personne »), c’est-à-dire en relation, et c’est cela qui le rend créateur, c’est-à-dire médiateur perméable à l’infini qui le traverse, canal ouvert d’une énergie régénérante.
Nous connaissions bien la figure de l’individu, sujet absolutisé, se prenant abusivement pour Dieu dans ses entreprises mondaines – sous la forme de l’homo economicus des sciences économiques par exemple, ou dans la figure de Prométhée, l’ingénieur cartésien qui veut « se rendre comme maître et possesseur de la Nature » : dans la Genèse, cet archétype est représenté par Esaü, comme nous le dit l’étymologie (puisque Esaü vient de l’hébreu asah, « faire »). Nous sommes invités à redécouvrir la figure de la « personne » (ce concept stoïcien intégré et développé dans la théologie chrétienne des Conciles) : personne du latin per-sonare, c’est-à-dire un ce-à-travers-quoi (per-, en latin). Ce à travers quoi passe la résonnance/vibration. La personne est représentée par les archétypes du texte : Adam, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, et jusqu’à Joseph, ainsi que tous les autres « fils » qui, dans cette longue généalogie de l’héritage essentiel, sont en même temps les fils par lesquels nous sommes reliés à ce qui nous donne une présence. L’individu est tout autre chose : étymologiquement, c’est ce qui ne peut être intrinsèquement divisé – définition qui nous dit que l’individu peut être divisé ou séparé de ce qui lui est extérieur. L’individu est un sujet absolutisé (l’homme du « Moi, je » contre les autres, face au monde, etc.), mais la personne est un sujet en relation, qui se connaît comme simple partie d’une trame d’interactions. Esaü est un individu quand il part à la chasse, parce qu’il fait ; les patriarches sont des personnes quand ils répondent à l’appel qu’ils entendent. Ce que j’appellerais volontiers reliance, c’est pour un sujet, le fait d’être conscient des relations qui le font être, la conscience de n’être personne (comme Ulyssse qui est sage en ce qu’il n’est pas identifié aux projections de son ego), mais d’être un être en relation, se tenant dans l’ouvert. C’est quand on n’est plus personne qu’on peut être une per-sonne, un « ce-à-travers-quoi ça sonne » ou résonne.
Du point de vue de la Genèse, c’est-à-dire de l’essentiel, nous ne sommes pas des individus mais des personnes – et les Pères des premiers siècles du Christianisme ont développé pour le dire une Théologie de la Personne comprise comme tri-unitaire afin de nous faire comprendre que l’essentiel est en lui-même Relation, que la Relation ne lui advient pas par après, de façon adventice et comme de l’extérieur. La personne est en elle-même essentiellement en relation. « Personne » n’est-il pas d’ailleurs, à peu de chose près, un anagramme de « réponse » ? Ce qui nous est demandé, ce n’est donc pas de rentrer en nous-mêmes dans une sorte d’introspection psychologique ou psychanalytique (ce qui serait encore un anachronisme, car la psychologie n’a été inventée qu’à l’époque moderne, comme une conséquence scientifique de la distinction cartésienne de l’âme et du corps, et disons – pour donner une date – dans la Deuxième Méditation Métaphysique) ; ce qui est demandé, c’est de nous ouvrir, ou plutôt – puisque nous sommes déjà ouverts – d’en prendre conscience et de nous y tenir afin de laisser faire (bara) les interactions, de laisser jouer à plein l’efficacité (re)créatrice de ces relations. On peut éventuellement employer le terme de sujet, ou su-jet, qui se réfère au verbe « jeter » : comme pour souligner que nous nous « jetons-sur » – « jet » par lequel nous nous reconnaissons encore comme étant en relation, dans le désir de cette relation.
Il en va de la pensée méditerranéenne comme de la chinoise qui invite, elle aussi, à se relier au Ciel et à la Terre. La triade fondamentale, 天地人, Tian Di Ren, nous rappelle qu’en Chine, l’homme (人, ren) n’est pas non plus individu, mais un être essentiellement en relation avec le Ciel et la Terre, avec le visible et l’invisible, le matériel et le subtil, etc. En Chine, il y a donc aussi – puisqu’il faut bien choisir et choisir les bons termes – des personnes, ou des su-jets. D’ailleurs, le caractère homme se trace de deux traits et non d’un seul ni de dix. Et au cas où cela ne serait pas encore assez clair, rappelons-nous que le sens de l’humain, i.e. l’humanité (qui est un autre nom de l’Amour chez Confucius) s’écrit 仁, ren, c’est-à-dire avec la clé de l’homme, à gauche – redoublée du chiffre « deux » à droite. L’humanité, le sens de l’Humain, n’est pas à chercher dans l’unité d’une nature humaine, dans une essence spécifique, mais dans une conscience de la dualité que notre conscience d’être en relation doit dépasser pour retourner à l’unité. En Méditerranée comme en Chine, une intuition originaire commune guide une sagesse partagée : nous sommes des êtres-en-relation. Bien sûr, cette sagesse n’est pas partagée par tous : on ne la retrouverait pas chez Aristote, je n’en vois pas vraiment trace chez Epicure (disons : ce qu’il nous en reste), ni chez bien d’autres philosophes. Mais suffisamment de textes – et non des moindres – sont là pour attester que sous tous les climats, des sages ont pensé la relation non comme une donnée secondaire advenant à des essences individuelles, mais comme une donnée première, fondatrice dont on pouvait et devait tirer toutes les conséquences possibles, aussi bien pour essayer de se représenter le monde que pour se donner des règles de conduite.
Sur le chemin d’une éthique, non seulement parce que le mien est passé par la Chine mais parce que nous sommes à l’heure de la mondialisation, je m’efforce de faire résonner le texte au-delà de ses racines sémitiques et gréco-latines. Il est enrichissant, autant que douloureux, de voir comment des questions communes, peut-être tout simplement essentielles à l’humanité, se sont posées dans des langues et cultures différentes. Enrichissant, car cela permet d’aller vers des cultures autres, chinoise par exemple (enseigner sa langue, ses arts énergétiques et sa médecine traditionnelle) sans renoncer à la nôtre, donc faire un pas de côté, parfois même un grand écart, sans nous déraciner ni devenir schizophrène. Mais douloureux en même temps, parce que le hasard des rencontres m’a amené à faire une thèse de doctorat avec un directeur dont les présupposés méthodologiques tenaient d’un « racisme savant » parce qu’il essayait de définir une identité chinoise, qu’il opposait radicalement à l’européenne. Je ne dis évidemment pas que les deux cultures se confondent, néanmoins je reste convaincu qu’au-delà des différences culturelles que l’analyse des textes me révèle comme résultant de l’intensité relative des accentuations, ces différences en doivent pas être essentiaiisées : des constellations différentes de notions peuvent se rencontrer, abstraction faite de certaines accentuations secondaires (ce que j’ai appelé ailleurs, en langage nietzschéen : des perspectives), autour d’intuitions fondatrices majeures, des intuitions originelles. Ce sont ces lieux de rencontre, ces points de convergence essentiels, qui forment les lieux communs de la sagesse universelle. Qu’on ne s’étonne donc pas des détours ou des éclairages chinois qui ponctueront parfois, non sans précaution herméneutique, le commentaire du texte de la Genèse.
Quatre étapes et trois matrices inséparables résumeront pour nous la structure du livre de la Genèse – hélas trop souvent lu par parties séparées, ce qui tronque son sens profond :
- Un certain sens de l’Exquis, de l’Extase, de l’Exultation, qui au niveau de la Matrice des Eaux ou du Champ de Cinabre inférieur correspond à l’expérience indispensable, fondatrice mais infantile d’un bonheur fusionnel (Gn, I-II), dont il faudra sortir (Gn III) à nos risques et périls, au risque de l’exil…
- l’Exil (Gn III-XI) décrit la condition d’une humanité jetée à la conquête d’un projet qu’elle identifie mal, allant jusqu’à se qualifier de Chute – une humanité ravagée alors par sa propre violence, submergée par un Déluge d’émotions, qui n’est que trop encline à regarder en arrière, à regretter, et à retrouver à un bonheur pourtant définitivement perdu…
- l’Exode (Gn III et XII-XXXIII) décrit la Matrice du Feu, le niveau de Conscience du Champ de Cinabre Moyen, les conditions et les épreuves assumées d’une connaissance tournée vers l’Orient de son être, qui creuse la distance sans séparer, qui sépare sans opposer, qui objective sans disjoindre;
- l’Exaltation (Gn XXXVII-L) décrit autant qu’il est possible, à travers la Matrice du Crane, le point de vue du Champ de Cinabre Supérieur, les caractéristiques de l’Expérience de l’Unité, où les expériences contradictoires de l’existence sont intégrées dans l’expérience d’une Union sans Confusion – expérience symbolisée par la promotion inespérée de Joseph (qui signifié : « l’Augmenté ») ou l’accès à la dimension seigneuriale de notre être.
Exil : 1. Exclusion prononcée sous forme de sanction, en conséquence d’une faute commise. La faute n’est pas un fait objectif, mais l’expression du ressenti subjectif de celui qui ressent une souffrance vécue comme injustice, punition 2. Phase d’errance dans laquelle nous nous sentons « séparés » de la joie essentielle – l’exil, c’est le risque de la liberté égarée, désorientée, sans limite, fratricide.
Exode : Réveil, phase initiale du cheminement dans laquelle nous « traversons » les épreuves dans le bon sens malgré le chemin étroit (« étroitesse » étant le sens de Mistraïm, littéralement traduit par l’Egypte) – en marche, boiteusement mais courageusement, vers un niveau supérieur de connaissance, caractérisé par le .
Exaltation : Littéralement Saut ou Sursaut (car il n’est pas sûr que nous soyons capable de nous y tenir solidement, durablement) à un niveau de conscience plus élevé (en terme chrétien, résurrection) dans le Souffle, qui est alors la seule chose qui reste, bien que la vie n’ait besoin de rien d’autre – la conscience d’être d’un libéré vivant.
J’ajouterai en plus de ces définitions qui donnent l’impression d’une tripartition ou d’une quadripartition bien définies, que les étapes ne sont si clairement distinctes qu’en théorie mais que, en pratique, comme dans le Récit du Livre de la Genèse et dans celui de tous les grands mythes initiatiques, les étapes sont plus ou moins entremêlées : on ne meurt pas à un mode de connaissance à une moment et une fois pour toutes, comme on change de chemise ou de maison, mais on connaît pour une initiation forte, des moments de gestation inconscients qui l’anticipent ou la préparent et par après, des moments de régression passagers. Ces Matrices ou niveaux de connaissance ne sont ici séparées, définies distinctement que pour les besoins de l’exposé.
Du reste, et pour résumer une idée importante de Platon, on va à la Vérité avec tout son être; pour le dire comme les Pères de l’Eglise : ce qui n’est pas assumé ne peut être sauvé. Aucune matrice n’implique le mépris ou la destruction des autres – mais seulement leur dépassement. Le Chemin consiste donc à faire des additions, à élargir l’existence – et non des soustractions, comme un certain ascétisme mal compris tend peut-être à nous le faire croire.
L’exquis, l’exil, l’exode, l’exaltation : au-delà du jeu phonétique, le préfixe « ex », qui vient du grec ek-, renvoie lui aussi à l’idée d’un voyage, d’un mouvement hors de soi, élan vers l’Autre, les autres, le Tout Autre. Comprendre l’importance de ce préfixe, c’est déjà commencer sortir de la narcose, du Sommeil ontologique. « En Marche », dira le Sermon des Béatitudes : c’est peut-être commencer à comprendre quelque chose de cet oubli de soi, à retrouver quelque chose de cette fraîcheur printanière de l’écoute qui nous met en relation avec ce qui est – dans les épreuves qui nous blessent comme dans les bonheurs qui ne doivent pas nous anesthésier.
Après ces précisions de méthode et de vocabulaire, voici, dans une tentative de résumé en quelques lignes, l’épopée spirituelle des 50 chapitres de la Genèse :
- Sortie d’un bonheur intense mais fusionnel, profond mais sans liberté, extatique mais sans connaissance, l’Humanité fait dans la douleur l’expérience de la Connaissance, et erre confrontée aux conséquences de ses choix désorientés, ravagée par les conséquences de ses ignorances. Cette première étape/perspective de conscience est celle d’une humanité malmenée. C’est toute l’histoire qui nous est racontée par les premiers chapitres, de la Chute jusqu’au Déluge.
- Puis, ayant pris conscience de la relation à l’Essentiel qu’il avait perdue, il se met en chemin : il quitte tout et « va vers » lui-même. C’est toute l’aventure des patriarches, spécialement d’Abraham à Jacob (mais aussi c’est vrai, celle de Noé comme celle de Joseph) qui souffrent « en conscience ». Cette partie est la plus longue, car c’est à cette humanité là – i.e. à nous qui sommes en chemin – que s’adresse fondamentalement la Bible ; c’est à notre sagacité malmenée par la tempête et les sacrifices exigés qu’elle donne des signes à comprendre, prodigue ses conseils – puisque ceux qui sont sauvés n’en ont plus vraiment besoin, et ceux qui sont noyés ne les voient pas du tout.
- Enfin, les chapitres finaux racontent l’exaltation de Joseph (dont le nom renvoie à une racine hébraïque qui signifie « augmenter »). En Egypte, entendez : au pays de l’Angoisse – puisque Mitsraim veut dire étroitesse – Joseph trouve une issue et devient lui-même un chemin de santé, une voie de salut pour ses contemporains, puisqu’il se sauve et sauve son pays en montrant le chemin de l’Unité, symbolisée par une certaine épreuve de l’amour, de la réconciliation et du pardon.
I. L’Exquis : Du Délice d’être Entier
A. Etre un et entier, se tenir à l’Origine.
J’aimerais montrer, en me référant à des indices textuels ou linguistiques, que la langue hébraïque et le texte de la Genèse nous parle d’une Sagesse de l’Unité, nous disent en substance que le Bonheur, le délice d’exister ( heb. Eden) consiste dans une expérience de l’unité. Au-delà du sens littéral qui porte à lire dans le Bereshit une réflexion historique sur le Début ou le Commencement, j’y lis plutôt une méditation historiale sur l’Origine. Nous n’y lisons pas un texte qui parle chronologiquement de choses passées, mais un miroir qui nous conduit ontologiquement au présent de ce que nous sommes de toute éternité, ou à l’essentiel de ce que nous devons devenir : telle est l’origine – qui est plutôt devant nous que derrière. Plutôt au-dedans de nous et peut-être, au fond, dejà là. Depuis toujours déjà là ? C’est sans doute parce qu’il est difficile d’en parler dans les catégories de l’espace et du temps que le Texte prend le parti de jouer avec ces catégories, de les subvertir pour les tirer de nos langues banales vers une poésie de l’essentiel. La pensée profonde est en même temps poésie. Le Texte pense l’Origine en terme d’Unité : et d’abord Unité d’un Faire (Bara) qui « crée » un monde différencié destiné à l’unité d’une Intendance. « Soyez maîtres… »(Gn 1, 28), c’est-à-dire : ne laissez pas le monde – et d’abord votre monde intérieur – en proie à la négligence, à la division, à la violence. Tenez le monde – et tenez-vous vous-même – dans l’Unité. C’est ainsi que vous vous tiendrez dans l’Origine (sens de Béréshit), que vous tendrez vers l’Origine.
Ne nous laissons pas diviser, disperser ou distraire. En hébreu shalom (Salam en arabe, la racine SLM dans les langues sémitiques) veut dire être en paix et être entier. On ne peut être en paix si on est dispersé, divisé, séparé – comme nous le rappellent l’antonyme grec dia-bolos qui veut dire jeter en travers (dia-ballein) et le terme hébreu shatan (i.e. obstacle) – les deux mots donnant évidemment en français ces termes bien connus par lesquels on désigne le mal : le diable, Satan.
C’est ce projet d’être un ou entier qui est thérapeutique, qui fait notre salut, qui nous rend la santé, si on l’entend au sens étymologique. Therapeuein, en grec, signifie : prendre soin de ; mais aussi : célébrer. On l’employait, en grec, pour parler aussi bien d’actes médicaux que de rituels sacrés. C’est de cette unité qu’il faut prendre soin et célébrer. Mais quelle unité au juste ? A quelle idée de la santé, fait-on alors référence ?
Dans certaines écoles de sagesses anciennes, essentiellement chez les Thérapeutes ou chez les Esséniens, les deux acceptions – prendre soin et célébrer – sont volontairement mêlées : il s’agit de cultiver tout à la fois une certaine santé du corps, de l’intellect et de l’esprit dans une sagesse qui rend grâce. On y vise donc bien plus – voire tout autre chose – que l’élimination de symptômes morbides : une sagesse, une tout autre santé ou santé totale, et pour parler comme Nietzsche, une grande santé. Cette santé, c’est l’unité, la résonance, l’accord de ma volonté avec l’Ordre et la Raison des choses, l’harmonie de la partie dans le Tout.
Quel genre d’unité cette santé réalise-t-elle ? A cette question, plusieurs réponses possibles :
- Nous sommes invités à aller à la vérité « avec tout notre être », comme le disait Platon, et pas seulement avec notre intellect. Il faut y aller avec son corps, son intellect, ses émotions, son imagination… Car il est juste de prendre soin de ce corps et de l’assumer (par des massages et des exercices par exemple, qui préservent sa force et sa souplesse) – s’il est vrai que, selon l’adage des Pères, « tout ce qui n’est pas assumé ne peut être sauvé ». Il est juste d’exercer son esprit et de s’efforcer de rendre raison de ce que nous pouvons connaître par la raison, mais sans écarter ce que les émotions et l’imagination peuvent nous dire dans la vie quotidienne, les rêves, la prière, ou le silence – puisque des vérités différentes se donnent à nous sur les modes différenciés : tantôt sur le plan de l’évidence sensible, sur celui de la démonstration rationnelle, de l’émotion, d’une révélation imagée, d’une intuition directe et au-delà des mots… C’est par l’intégration de ces différents types de discours que nous dessinons un chemin…
- Nous pouvons l’entendre comme une invitation à marier ou à garder unis les pôles masculins et féminins de l’être puisque l’humanité – au singulier dans le texte – a bien été créée « une » : « Mâle et femelle il le créa » (Gn 1). Etymologiquement andro-gyne : mâle et femelle, c’est-à-dire ontologiquement bipolarisée – humaine singulièrement. A charge pour nous de définir cette masculinité et cette féminité. Il n’est pas exclu que la distinction masculin/féminin renvoie au moins pour partie à la distinction de la Raison et du Cœur, mais elle renvoie peut-être aussi à la distinction de l’action volontaire et de l’écoute attentive, de l’initiative volontaire d’un Faire et de la disponibilité attentive… Un champ de questionnement doit s’ouvrir : ne le verrouillons pas trop vite. Cette féminité ne doit pas s’entendre au sens biologique (être de sexe féminin), ni au sens conventionnel ou social (appartenir à la condition féminine), mais en un sens spirituel ou symbolique, comme le font les chinois avec leur notion de yin (dans le couple yin-yang) : ce féminin de l’être, c’est la part de désir qui nous rend vivant. C’est ce qu’indique le sens étymologique de Eve. Le mariage du composé humain, ce sont les épousailles de ce souffle de vie. Et notre masculinité (zakhor, en hébreu) consistera à s’en souvenir. Mémoire de l’essentiel : notre-âme soeur n’est nulle part ailleurs qu’en nous-même.
Le livre de la Genèse nous donne même une indication précieuse pour la rencontrer plus aisément : le « sommeil » (selon l’étymologie hébraïque) permet de « descendre » dans la Ressemblance avec Dieu – sommeil qui peut aussi désigner la prière dans laquelle « je dors mais mon coeur veille » (Cantique, 5). C’est du Sommeil que Dieu tire d’un côté de l’homme, l’Energie qui fera de lui une totalité accomplie, vivante : Eve, Havvah est en hébreu l’énergie qui donne la vie. C’est dans le sommeil que je me relie à mon Inaccompli comme à ce potentiel d’Energie qui me confèrera l’élan vers la vie ou l’allant d’être vivant. La Genèse est le livre du Sommeil et des Songes, comme le montreront, avec insistance et répétitions, le Songe de Jacob (Gn28), et ceux que Joseph aura l’intelligence de recevoir (Gn 37) ou d’interpréter (Gn 41, 46, 54). Beaucoup d’informations nous sont données aux confins de la vie diurne, dans ce lieu de l’Imaginal, où les symboles, qui ne sont que les informations visibles d’une intention invisible) apparaissent : elles peuvent se manifester là, parce que nous abdiquons notre maîtrise, et que nous laissons advenir.
- Sur le plan de l’expérience intérieure, nous sommes peut-être invités à retrouver par une perception directe le chemin de l’Unité avec le Réel, au lieu de simplement le consommer, de le penser ou de l’analyser. Tel est peut-être le sens profond de la prière qui ne signifie pas simplement demander ceci ou cela, mais demander « tout », demander d’être uni au Tout dans une expérience immédiate de la conscience – expérience d’une Union qui, pour cette simple raison, est parfois tout simplement appelée Amour. C’est ce que proposent les traditions mystiques d’Orient et d’Occident – si par mystique on accepte d’entendre : adepte du mystère, le mystère désignant ce qui, à la différence de l’énigme, ne peut être connu par la raison et le langage ordinaire ; ce qui ne peut être connu que subjectivement, mais directement, par expérience intime ou directe de la conscience.
- Sur le plan historique, serions-nous invités à retrouver le chemin de la Paix, pour sortir de la guerre des Sexes ? Une autre représentation de l’homme et de la femme tirée de Gn 1, 22 peut peut-être nous aider à repenser leur rapport sociaux ou politiques, à les pacifier, et à déduire de là une autre idée de la politique ou du bien-vivre ensemble.
- L’unité à laquelle nous sommes invités est-elle celle des différentes interprétations du texte, comme semble le dire l’acrostiche hébraïque du PaRDèS (Pshat, Resh, Drash, Sod) – le délice du sage consistant moins à démontrer la suprématie d’une interprétation sur les autres qu’à se délecter de leur diversité.
B. Avant la Chute, éviter les chutes : se maintenir dans l’Essentiel
Le risque, la tentation, l’erreur, le péché originel qui plonge l’humanité dans sa Chute, c’est la confusion de l’Etre et de l’Avoir. Eve prend le fruit de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Prendre, c’est vouloir posséder, s’approprier, accumuler, consommer. Au lieu d’une communion avec ce qui est, elle veut la consommation. Consommer au lieu de communier. L’humanité dans son être est minée par le risque de prendre l’avoir pour l’être, comme si ce que nous avons ou prenons comptait plus que ce que nous sommes.
Et par suite, l’humanité a confondu la Joie exquise, le Délice d’Etre avec le petit bonheur des plaisirs intenses mais fugaces. Ce que j’appelle Joie, ici, pour éviter toute confusion avec ce « petit bonheur », c’est une satisfaction sans objet : celui qui est satisfait est toujours satisfait ; il n’a pas besoin d’avoir ceci ou cela pour le rester. Le plaisir, au contraire, dépend de son objet et ne dure qu’autant qu’en dure la possession (quand il n’est pas bien avant de le perdre miné par la peur d’en être privé). Le plaisir tient à son objet ; la Joie n’en a pas.
Cette distinction est fondamentale pour comprendre que l’humanité originelle, celle qui vit dans la célébration de l’essentiel, est si peu violente, par contraste avec l’humanité déclinante qui a besoin de s’assurer absolument des objets dans lesquels elle s’est aliénée ; elle croit être l’artisan de son propre bonheur. C’est la tentation d’Eve, reprise et rapidement menée à son ultime et sinistre conséquence par son fils, Caïn.
Or voilà : le registre de la consommation est gouverné par les principes du Bon et du Mauvais. Nous prenons ce qui nous plaît. Nous rejetons ce qui nous déplaît. Ce qui nous plaît, nous le disons bon. Ce qui nous déplaît, nous le qualifions de mauvais. Et c’est alors que nous vivons dans l’ordre du bon et du mauvais, du plaisir et de l’aversion, sous l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. L’épreuve ou l’obstacle à la genèse de l’humanité, c’est-à-dire l’entrave à notre régénération spirituelle, c’est l’ego, avec les désirs et les aversions qui conditionnent ses jugements – jugements symbolisés par l’arbre de la connaissance égocentrée que le texte de la Genèse oppose à l’arbre de vie, symbole d’une connaissance théocentrée qui voit le réel tel qu’il est, sans se laisser arrêter par aucune préférence ni jugement. La connaissance égocentrée juge ; la connaissance théocentrée comprend – non pas au sens intellectuel du terme évidemment – c’est-à-dire qu’elle embrasse (tel est le sens étymologique de cum-prendere en latin) silencieusement le réel.
Comment accomplir cette genèse et se tenir dans l’essentiel ? Comment ne plus choir et déchoir ? Ou à défaut, comment renaître ou ressusciter? Comment rester (ou redevenir) vivant, plus humain (c’est-à-dire donc en même temps plus divin)? Comment ne pas décroître ou à défaut, croître en humanité? Le texte de la Genèse donne deux pistes essentielles :
Premièrement, il invite à interroger nos mémoires : celles des Six premiers Jours de la Création. Celle des Premiers Jours est une méditation sur la lumière et le principe d’une intelligence organisatrice. Celles des Quatrième et Cinquième Jours, la création des animaux, est une mémoire des énergies inaccomplies qui nous fondent. Parce que cette force animale est en nous, elle risque de nous dominer si nous ne l’interrogeons pas ; la regarder plus consciemment réduira la menace qu’elle constitue. Si nous n’apprenons pas à la rencontrer consciemment, elle nous possèdera, comme nous le voyons tous les jours, malheureusement à travers les faits criminels qui remplissent les colonnes des journaux. Puisque nous sommes incarnés, nous pouvons aussi assumer et dominer le monde incarné – tout dépend au fond de la vie que nous voulons vivre : Dieu n’exerce nulle contrainte en amont de notre volonté. Mais, comme le dit une se souvenir formule concilaire célèbre : ce qui n’est pas assumé, ne peut être sauvé. Nous sommes des « glaiseux » (c’est ce que signifie le nom d’Adam, de Adamah, la terre) et nous pouvons l’assumer, non pour nous y résigner, mais pour apprendre à impulser dans cette matière un souffle qui l’élève (Eva vient d’une racine qui renvoie au souffle de vie). Pour grandir en humanité, il faut grandir en humilité. Et il me semble que la Bible, comme les Sutras, le Coran, et tous les grands textes sacrés, sont aussi de grands textes de psychologie avant l’heure : ils nous appellent à connaître et à nous libérer de nos mémoires conditionnées, pour nous en désidentifier, pour retrouver la place et le temps de nous rappeler de l’essentiel. La méditation biblique – la bibliothérapie – est une mémoire de l’essentiel. Zakor (héb.), le masculin, n’est pas le sexe masculin, ni un genre sexué, mais plus fondamentalement un archétype : c’est l’œuvre qui consiste à. Zakor, faire œuvre mâle, c’est bien se souvenir de l’essentiel.
Deuxièmement, nous sommes invités à hâter nos épousailles avec l’être par la pratique du souffle conscient (qu’on l’appelle aujourd’hui : Prière, Méditation, contemplation, etc., les termes pour la désigner sont nombreux). Dans le livre de la Genèse, ce mariage sacré tient dans le symbole du couple paradisiaque – le couple adamique. La Genèse nous en raconte les risques, mais on oublie trop souvent que ce couple fut fécond avant d’échouer. On oublie que d’un côté d’Adam est sortie son Isha, son épouse. Si ce mariage peut rater, il ne faut pas oublier que la Genèse nous dit aussi comment il a d’abord pu réussir. Ici, l’Evangile de Jean peut nous éclairer- lui qui nous invite à croître en pneumati kai aletheia. Dans la Bible de Jérusalem, l’expression est traduite par : en esprit et en vérité. Mais pneuma désigne-t-il l’esprit ? Le terme n’est-il pas trop abstrait, trop intellectuel, trop thomiste, finalement un peu désincarné ? Pneuma, c’est le souffle, ou à la limite l’énergie (du grec Energeia, terme qui sera théorisé au XIVe s par Grégoire Palamas, dans l’Eglise d’Orient) auquel renvoie le nom d’Eve – souffle de vie, énergie sans laquelle la matière serait inerte, ou comme dit le Texte : s’ennuierait. On a souvent fait le rapprochement entre le prologue de la Genèse et celui de l’Evangile de Jean : « Au commencement…». Allons plus loin : au commencement, il y avait un Souffle qui planait au-dessus des Eaux (au-dessus de nos eaux inconscientes, de nos énergies inaccomplies). C’est à ce Souffle vivant que Jean nous renvoie en choisissant le mot pneuma.
La formule johannique de la pratique du culte qui conduit au salut est un exercice de la mémoire. Il nous faut vivre en pneumati kai aléthéia. Aléthéia, c’est le désoubli, ou encore l’Eveil puisque Léthé renvoie dans la mythologie grecque au Fleuve de l’Oubli que les morts traversent avant de se réincarner. Le A qui précède est un alpha privatif. Aléthéia qu’on traduit habituellement par Vérité, a donc le sens de Réveil ou d’Eveil (plutôt que celui de Vérité, terme auquel nous, modernes, risquons de donner une connotation scientifique d’ailleurs extravagante dans ce contexte). Un Réveil qui est en même temps une Mémoire – bien sûr, celle de l’Essentiel. Ce Réveil, nous le trouvons dans la prière-méditation – mais comment la méditation nous y conduit-elle ?
Prier ou Méditer, ce n’est pas seulement demander (ce qui me plaît, satisfait l’ego et son désir de succès, de richesses, de pouvoir). Prier, c’est respirer en conscience. יהוה Yod He Vav He : on peut considérer que le Nom de Dieu dit ce secret puisque, Il est l’onomatopée du Souffle : Yaaah (inspir bouche ouverte) – Hooou (expir bouche ouverte)… Ne peut-on pas également tirer argument du fait que, selon la Tradition, ce Nom est imprononçable ? Mais il le serait moins par décret (1. concernant l’incommensurabilité de ce qui est signifié avec la banalité des mots trop humains que nous employons, et 2. interdit du fait d’un risque d’idolâtrie où le Nom primerait sur ce qu’il signifie) que par impossibilité pure et simple : une onomatopée n’est qu’une onomatopée. ; ce n’est ni un verbe, ni un substantif. C’est cette conscience du souffle, ce souffle conscient, qui nous génère et nous régénère. Dans l’onomatopée du Souffle, le Nom innommable et ce qu’il signifie ne sont qu’une seule et même chose : il faudrait avoir en lisant la simplicité d’arrêter le fil de la lecture ordinaire, comme un rappel à l’essentiel, pour respirer en conscience.
A moins – mais c’est un argument congruant – qu’il nous soit demandé de nous tenir dans le souffle, à l’image de יהוה Yod He Vav He – puisque, en hébreu (qui est aussi une langue idéogrammatique), le nom de Dieu contient le dessin de la colonne vertébrale (ו , Vav) avec deux poumons de chaque côté (les deux ה , Hé), le י yod initial (ou surplombant dans ce qu’on appelle l’Epée divine) étant le germe divin qui naît du souffle conscient. La philologie donne ses arguments à l’Euchologie, science de la prière-méditation : Le Tétragramme divin est par lui-même un programme précis d’entrainement spirituel. Se tenir vertical, dans la présence de Je suis, au rythme du souffle. Dans la conscience et la Vérité du Souffle.
Puisque c’est l’Epée qui sert de nom Divin, Hereb en hébreu, à laquelle fait allusion le Mont Horeb sur lequel nous rencontrerons Elie (au ch 19 du Premier livre des Rois), c’est le moment que nous sommes appelés à nous tenir sur la lame de l’Epée, entre les contraires, à la synthèse des contradictions, seul lieu de l’Epée où nous sommes véritablement en sécurité, protégés des blessures que risquent toujours de provoquer les tranchants et les avis trop humains, les points de vue unilatéraux.
Voilà comment nous pouvons peut-être devenir plus humains et plus divins : en acceptant de n’être simplement rien (en terme théologique, c’est la Kénose), de nous désidentifier de tout ce que nous croyons être, pour être simplement là. Rien signifie : rien de ce que nous croyons socialement avoir à être. Rien pour être plus Réel ou plus près du Réel. Les deux mots, on le sait, ont la même racine (latine). N’être rien, c’est ce que Dieu fait lui-même, et plutôt deux fois qu’une : d’abord, il se retire afin de laisser être le monde qu’il a fait, et il se retire une fois l’œuvre accomplie (ce qu’on appelle le Septième jour), afin que le monde fait puisse s’accomplir en toute liberté (ce qui implique également que nous puissions, nous qui sommes dans ce monde, nous tromper et déchoir comme la suite nous le rappellera). Cet effacement est peut-être ce à quoi nous invite la Genèse dont Bereshit est le premier mot (en français, le Commencement, au sens d’origine – plutôt que de début) : ce terme contient (par les lettres qui le composent) l’idée d’une Alliance (héb. Brit) de Pauvreté (héb. Rash). Etre pauvre, au sens spirituel, c’est n’être rien, se retirer ou se dépouiller de soi, renoncer à s’affirmer à travers tel ou tel trait psychologique du caractère – ce qui, il faut le préciser, n’implique aucune haine névrotique de soi, ni aucune fascination pour le suicide au sens psychologique du terme, mais un effort pour que les épais traits psychologiques de la personnalité égotiques soient affinés jusqu’à laisser passer le Réel et la lumière du Réel.
Du moins, je témoigne de ce que je pense avoir compris. Je ne veux militer pour convaincre qui que ce soit. Chacun reste libre, je ne puis donc que : témoigner. Témoigner, en latin Testamentum : n’est-ce pas ce à quoi nous invitent les deux Testaments ? En grec, témoin se dit Martyros : ainsi, c’est en allant mourir en martyr, se faire manger dans l’arène par les lions, en priant pour l’Empereur qui les condamnait, que les premiers chrétiens témoignèrent de la profondeur de leur compréhension du Réel. Le véritable témoignage n’implique pas la haine féroce de se venger ou de vaincre ses adversaires, mais au contraire l’humble imitation du vœu de pauvreté spirituelle, le dépouillement de l’agneau, la vulnérabilité assumée – impliquée dans le Rash du Béréshit, et constamment rappelée par les péripéties de tous les patriarches de la Genèse. Il ne faut pas moins que la force du lion pour oser vivre avec la douceur de l’agneau égorgé debout (selon l’Apocalypse de Jean) et renoncer à toute contrainte en spiritualité (selon le Coran 2, 258).
II. L’exil : Adam Eve, Abel, Cain, Noé
Exil : 1. Exclusion prononcée sous forme de sanction, en conséquence d’une faute commise. 2. phase du cheminement dans laquelle nous nous sentons « séparés » de la joie essentielle
Le récit du paradis et de l’exil (Gn III) peut se lire à trois niveaux différents au moins, que les traductions ne restituent pas :
« Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras », Gn II, 16 selon la Bible de Jérusalem.
Dans cette traduction, la mort apparaît comme une punition sanctionnant la transgression d’un interdit. On peut sans doute se contenter de la lire sur un plan moral, mais c’est assez plat.
A moins qu’on ne veuille dire que le « Péché originel » – puisque c’est bien ainsi que nous avons pris l’habitude de l’appeler – est une faute de « consommation ». Adam et Eve auraient dû être ou rester « un », mais ils devinrent seulement « comme un ». Tant il est difficile pour l’homme de se maintenir dans cette Unité salutaire ! La tentation est de la troquer contre substituts, de simuler et se perdre dans les illusions, les faux-semblants, de laisser la proie pour l’ombre, et le Réel pour sa Représentation approximative… Nous pouvons bien donner le change en société, mais dans notre rapport à l’Essentiel, impossible de tricher : Ce que nous avons à être, nous ne pouvons nous contenter de le paraître. Ce que nous avons à réaliser de l’intérieur, nous ne pouvons nous contenter de le consommer de l’extérieur. Tous les titres, toutes les richesses acquises ne sont au regard de l’Essentiel que des prix de compensation ou de consolation, peu efficaces en fait, à nous consoler vraiment. D’où la honte « quand ils entendirent les pas » (Gn III, 7-8) de Celui qui ne fait pas semblant : même au plus profond de nos tricheries les plus effrontées, quelque chose veille et ne dort pas. Tombé dans le sommeil d’un niveau de conscience inférieur, une mauvaise conscience tenaille le fond du oceur, incitant à sortir de cette insatisfaction.
On peut comprendre le texte à un niveau plus subtil où le Vav (la conjonction de coordination « et ») devient étonnamment le mot essentiel. Alors le sens est : Si tu te perds dans les méandres de la pensée disjonctive, dans les découpages de la raison analytique, tu mourras. C’est en un sens ce qu’on reproche à la science, de tuer le monde pour le disséquer et le mettre en concept. C’est par exemple ce qu’Heidegger reproche à la science dans Qu’appelle-t-on penser ? Ici, le seul moyen de rester vivant, c’est de penser le monde sur un mode intuitif, de revenir aux choses mêmes, de rendre sa place à l’intuition vivante, à l’étonnement, à la spontanéité. Ce que confirme tellement le Nouveau Testament quand il affirme que « si nous ne redevenons comme des petits enfants, nous n’entrerons pas dans le Royaume » (Ex : Lc XVIII, 17 ; Jn III, 3).
Enfin, on peut comprendre que la mort dont il est question est en réalité une mutation. La mort en hébreu, c’est Mout – d’où dérive en français le mot « muter ». Mais muter n’est pas mourir, c’est changer de niveau de conscience. Par ailleurs, comme le fait remarquer A. de Souzenelle, Tov ve Ra, « Bien et Mal » peuvent avoir le sens d’Accompli et Inaccompli. Le texte signifie alors : Si tu prends – et tant que tu es capable de prendre – conscience de ta part d’Inaccompli, tu vas vers un Accomplissement plus grand : et tu mutes. Ce qui loin d’être une punition, est plutôt la solution, un pas vers le salut – raison pour laquelle, en un sens, le Serpent que l’on peut à un certain niveau de lecture prendre pour le Tentateur, peut être finalement identifié à un symbole de sagesse, de « discernement » (selon la Bible de Jérusalem, Gn III, 6). Les Musulmans appellent d’ailleurs parfois la Genèse : le livre du Discernement. Le Serpent ne ment pas lorsqu’il dit « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! » – en effet, ne prenez pas le texte à la lettre : la lettre tue.
Péché originel : 1. Sens historique : Consommation. 2. Sens sacré : Croire qu’il suffit d’avoir, au lieu d’être. Croire qu’on peut s’approprier ce qu’il faut devenir, qu’on peut consommer au lieu de communier.
A. Qu’est-ce qui a été perdu ? le projet thérapeutique de la Genèse : retrouver la Voie de l’Unité et du féminin de l’être
A l’encontre des interprétations qui ont eu pour fonction de fonder sur la Bible une certaine domination masculine sur la femme (répudiation sans contrepartie – Dt 24, 1 – ou pas d’héritage pour la veuve – Nb 27, 8) et qui nous ont ainsi privé du pouvoir régulateur et pacificateur de la féminité (c’est-à-dire des femmes et de leur vulnérabilité) dans les relations humaines, il serait judicieux de relire les textes et de prêter attention aux éléments de réflexion suivants :
- D’abord il faut noter que l’humanité est simultanément créée « mâle et femelle » et que c’est dans cette double orientation qu’un verset la dit « à l’image et à la ressemblance de Dieu », Gn 1, 27. D’ailleurs Eve (ayyah) en hébreu désigne le souffle de vie sans lequel l’adamah (la « terre » d’où vient le nom d’Adam, l’homme) n’est que glaise inerte.
- La femme n’est pas créée pour les nécessités de la reproduction mais pour donner tout son sens à la vie humaine. Sans la femme, l’homme est seul (Gn 2, 18), entendez : inaccompli dans son être, manquant d’être. Ainsi donc la femme est le « vis-à-vis » de l’homme (kénégedo) et son « aide » (ezer) : elle rend la vie viable, complète ou plus accomplie. Elle est donc l’un de ses deux « côtés » – et pas simplement sa « côte » comme on l’a beaucoup dit/écrit afin sans doute de minimiser son importance.
- Notons que si la femme semble venir après l’homme et pour lui, cela n’implique aucune subordination ontologique ou pratique, puisqu’au contraire cet « être pour l’autre » n’est pas sans rappeler l’être même de Dieu qui s’efface ou se rétracte (kénose) pour laisser place à la Création. Comme Dieu, la femme est placée sous le signe du don : elle donne l’être, elle fait être. On peut en déduire qu’elle n’a pas d’essence ou d’identité propre, mais il faut aussi remarquer que c’est le cas de l’homme, car si l’homme avait une identité propre suffisamment consistante, le thème de la solitude d’Adam ne serait pas apparu dans le texte. L’homme est lui aussi un être pour l’autre, mais le texte essaie peut-être de nous dire qu’il en est sans doute moins conscient ou que son essence consiste à se souvenir du courage qu’il faut pour donner à l’autre la place que sa vulnérabilité ne lui permet pas de revendiquer.
- L’épisode de la Faute et du Serpent peut être aisément retourné, contre toute interprétation misogyne : notons que c’est par la femme (et non par l’homme) que le Serpent donnera à l’humanité l’accès à la connaissance, et que c’est sans doute ce qui sauvera l’humanité de sa solitude ennuyeuse. Le mythe – comme tous les mythes – est polysémique, ambivalent. En outre l’arbre de la connaissance du Tov ve Ra parle de l’Accompli et de l’Inaccompli (et non pas seulement du Bien et du Mal), ce qui signifie que l’Humanité, en mangeant son fruit, est surtout sortie d’un état d’Inaccomplissement figé pour aller vers son accomplissement, tout en reconnaissant que ce chemin sera douloureux, qu’il y aura un prix à payer.
- Eve est une figure maternelle et même si l’on prend le texte sous l’angle moral (responsabilité de la faute) le texte souligne l’importance prépondérante de la femme dans la transmission de la vie et de l’hérédité. La responsabilité d’Eve est le revers de cette prépondérance/préséance.
- Remarquons que malgré les conséquences apparemment tragiques de la Chute, l’histoire racontée dans la Genèse est foncièrement optimiste, porteuse d’une promesse de victoire sur le Serpent (Gn 3, 15). Sans cette sortie du Paradis, une telle victoire aurait-elle été possible ? Ap 12 confirmera cette promesse, à la suite d’Es 7,11 (qui parle d’un « signe grandiose »), puisque « le Grand Dragon, l’antique serpent » sera vaincu.
- Il est à noter que, si faute d’Eve il y a, Adam ne lui en fait pas le reproche – mangeant plutôt avec elle du fruit de l’arbre. Dans toute leur histoire, les relations Adam-Eve sont profondément pacifiques, optimistes (sortie de la solitude) et surtout libres de tout rapport de domination.
Je voudrais citer, en me réservant pour un travail futur le soin de les analyser plus en détails, quelques exemples significatifs de textes qui montrent que dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau, la piste du féminin comme Voie de Salut est récurrente.
- Dans l’AT, il est fait mention de femmes d’exception, qui sont toujours des parts d’inaccompli que nous sommes invités à épouser pour réaliser une vie plus haute, pour vivre plus au large : Judith, Esther, Suzanne, Rébecca, Bethsabée (qui obtient la promotion de Salomon, 1R 1,11-40), même parfois lorsqu’elles sont étrangères (Rahab, Ruth ou Saba).
- La femme est liée à la thématique de l’alliance et de l’amour, le peuple d’Israël étant identifié à la figure féminine dont Dieu attend fidélité – attente parfois déçue et parfois comblée (Es 62). Cette thématique trouve peut-être son expression poétique la plus accomplie dans un texte central : le Cantique des Cantiques.
- Les livres de Sagesse exaltent la figure féminine, malgré une misogynie populaire traditionnelle qui peut se lire dans le texte (Pr 21, 19 ; Si 25, 23). La féminité y apparaît dépositaire du secret de Dieu (Jb 28, 1-28), et ordonnatrice du monde (Sg 7, 21 ; Pr 8, 30).
- Dans le NT, le Sauveur est « né d’une femme » (Ga 4, 4), Marie théotokos, sujet majeur de nombreux débats concilaires.
- Par Marie, la femme tient un rôle privilégié dans la connaissance et la transmission du salut puisqu’elle est au pied de Jésus lors de sa crucifixion alors que les apôtres masculins sont… absents ! Voir Jn 19, 26. C’est au pied de la Croix que Jean est reçu pour fils de Marie qui est donc sa mère spirituelle. Elle est la Nouvelle Eve (et on peut l’entendre en hébreu, c’est-à-dire le nouveau « souffle de vie »).
- Les femmes tenaient de fait une importance majeure dans la première communauté chrétienne, dans l’entourage de Jésus et après sa mort dans la promotion de son message (Ev de Marie ; Lc 8, 2 ; Lc 10, 38-42 (Marthe et Marie); Lc 23, 27 (Passion); Jn 12, 3 (Onction de Béthanie) ; Mt 27, 19 (femme de Pilate) ; pour les débuts de l’Evangélisation : Ac 12, 12 ; Ac 16, 11-15 ; Ac 18, 2-18 confirmé par Rm 16, 3 ; 1Co 16, 19 ou 2 Tm 4, 19).
- A travers l’épisode de la femme adultère, il est clair que Jésus condamne la domination masculine qui s’exerce par la lapidation des femmes en fermant les yeux sur les fautes masculines (Jn 8, 1-11).
- Jésus transgresse les codes de la domination masculine des milieux juifs orthodoxes de son temps qui excluent les femmes du savoir : il va même jusqu’à recevoir des prostituées et les reçoit au même titre que les justes (Mt 21, 31).
- Les femmes ont le privilège d’être les premières témoins de la Résurrection (Mt 28, 1-9 ; Jn 20, 11-18).
- Pourtant le rôle des femmes ne se confond pas avec celui des hommes qui se réservent le titre d’apôtres. Faut-il voir dans la mention des deux troupeaux de Jn 9 (Jean étant « adopté » par Marie), une référence à cette division sexuelle de l’héritage de Jésus ? En effet la tradition paulinienne insiste sur la soumission de la femme à l’homme (1 Co7, 1 Co14 et surtout Col 3, 18), et malgré des nuances mineures qui évoquent la parité fondamentale de l’homme et de la femme au regard de Dieu (1 Co 11, 12) ou la féminité de tous dans l’Eglise (2 Co 11, 2), on peut y voir, contre le message de Jésus et celui de Jean, les principes d’une repatriarcalisation de l’Eglise qui, malgré les mouvements féministes du 20e siècle, n’a pas encore eu de fin…
En ce qui concerne le bonheur perdu, il se résume en un mot : la paix. En hébreu, c’est le sens de Shalom : être en paix, et… être entier. On ne peut être en paix, si on n’est pas entier. Aller entier à la vérité : corps, intellect, esprit. Entier aussi parce qu’uni au réel, par l’expérience, plutôt que par l’élaboration d’une doctrine ou la conceptualisation scientifique qui sépare le réel de sa représentation.
Ou la simplicité. On peut le résumer : « Si vous ne devenez comme ces petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume », Mc X, 15 ; Mt, XVIII, 3 ; Lc, XVIII, 17 ; Jn III, 3
Simplicité : absence de « pli », par extension d’arrière-pensée spécialement de calcul ou stratégie morale.
La simplicité n’exclut pas la complexité d’une pensée savante, à condition que cette pensée reste au service, et ne prétende pas la guider, mais seulement l’éclairer.
C’est cette simplicité qui est perdue par Abel et Caïn. Tout est compliqué à l’homme vain, dominé par son ego. Calcul fratricide : sens littéral. Abel, en hébreu, est la vanité, c’est-à-dire une certaine représentation du Moi disproportionnée par rapport au réel – et c’est cela qu’il faut tuer. Et c’est pourquoi ce meurtre attire la bénédiction sur Caïn… Mais ce départ est d’abord vécu par Caïn, principal intéressé, comme une « errance » (Gn 4,14) plutôt que comme le début d’un retour à l’unité, et un conflit intérieur plutôt qu’une paix. Impossible de faire avec, impossible de vivre sans : telle est la situation contradictoire – la vie dispersée et torturée – de l’homme obligé d’assassiner un ego qui l’a déjà vaincu…
B. Manger, ou ne pas manger.
Le problème de l’Exil est à penser dans les termes d’une diététique – au double sens du mot diététique : diaitè en grec renvoie au régime d’existence, à un art de vivre et pas seulement, comme en français, à une manière de se nourrir. « Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, car du jour où tu en mangeras, tu devras mourir » (Gn, 2, 17). Il n’est pas interdit de manger mais tu peux ne pas manger ; tu peux t’élever jusque là ; même si tu as aussi la liberté d’être gourmand, tu as cette puissance.
Lisons bien les ambiguïtés du texte puisqu’un peu plus loin le Serpent, qui est aussi en un sens le symbole de la connaissance, reprend la formule de Dieu et la modifie ou en explicite ce qui peut être aussi son sens secret : « Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin », « vous ne mangerez les fruits d’aucun arbre du jardin » (Gn 3, 1). L’humanité est-elle ontologiquement conçue pour être inédienne, c’est-à-dire pour se nourrir sans aucune nourriture solide ? Hypothèse radicale et peut-être un peu osée au vu de l’argumentaire qui permet de la soutenir : assez maigre ! Le texte permet peut-être de poser la question : nous ne pouvons guère aller plus loin.
Une autre hypothèse est plus explicite : « Dieu dit : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture » (Gn1, 29). Il faut rajouter : « Et c’est tout ». C’est l’hypothèse végétalienne : l’homme n’est même pas invité à se nourrir de lait ou d’œuf (c’est-à-dire des sous-produits animaux). A fortiori est-il invité à s’abstenir de toute nourriture carnée – au moins jusqu’à l’alliance noachique qui conclut cycle de l’Exil. Et le relâchement des restrictions semble nous dire ceci : au fonds, il est inutile de vous contraindre à un régime de pureté si vous avez du sang sur les mains ou si vos intentions sont (plus ou moins subtilement) sanguinaires. On le voit parfois dans la littérature ou la vidéothèque végétarienne : la façon dont les végétariens condamnent la violence subie par les animaux est parfois très violente aussi, dans ses méthodes et son vocabulaire. Le végétarisme, le végétalisme ou l’inédie (régime de nourriture pranique) ne sont que des outils, et se transforment en malentendu regrettable quand le niveau de pureté auquel ils permettent d’accéder devient le prétexte d’un jugement dénigrant contre ceux qui n’y sont pas encore arrivés.
D’où la gradation compliquée de tous les régimes de pureté : en Gn9, 3, les exigences sont abaissées d’un cran, le régime carnivore omnivore est possible : « Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe nourrissante, je vous donne tout ». Concession divine – qui va, puisqu’aucun renoncement n’est la garantie suffisante de notre valeur morale, dans le sens d’un renoncement au renoncement. Mais ce renoncement au renoncement n’est pas un renoncement pur et simple, il reste orienté vers le régime de pureté : il reste l’hommage de l’Enfer carnivore au Paradis végétalien dont il garde la nostalgie : « Toutefois vous ne mangerez pas de la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang » (Gn 9,3).
Ainsi chacun est libre d’entendre dans les exhortations divines celles des recommandations diététiques qui correspondent à l’effort spirituel dont il est capable. Ce n’est donc pas que Dieu ne sache pas où il va, et puisse formuler des devoirs variables ou arbitraires : c’est plutôt que chacun, au niveau où il en est, puisse projeter sur Lui la puissance dont il est capable, trouver en Lui (dans le texte) un soutien à l’effort dont il est capable – très pur pour les plus purs, plus conciliant pour les autres, mais toujours orienté dans le sens d’un effort pour se nourrir plus consciemment, sans se laisser dominer par la seule impulsion de l’appétit.
En même temps, il s’agit de ne pas laisser le régime alimentaire devenir un critère du jugement moral. Juger les autres sur leur régime alimentaire, c’est manger jusqu’au bout les fruits de l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, c’est se poser en carnivore moral : est-il besoin de devenir végétalien en assiette pour tomber dans un tel travers ? Ne vaut-il pas mieux, selon le Texte, un fautif qui se repent qu’un juste fier et arrogant ?
La difficulté est bien d’orienter vers un régime mais sans en faire la condition indispensable du bonheur ; ou de conduire vers une plus grande pureté mais sans rigidifier cet élan dans une posture moralisatrice : il me semble que le texte de La Genèse atteint son objectif.
C. Economie du Salut (1) : De la violence fratricide au Déluge (Gn 4 à 9)
L’homme de l’Exil est celui qui vit dans l’avidité fébrile d’une conscience focalisée sur le désir d’avoir : Adam et Eve en Gn 3,8 ; Caïn en Gn4, 9. Fermé à la relation qui le fait être, l’homme s’est peu à peu individualisé, séparé et dispersé (« errant » dit le texte en Gn 4,14), et il est rentré avec le reste du monde dans des rapports de violence que le chapitre souligne expressément. L’homme de l’Exil est un homme de la mort : Caïn donne la mort à son frère et vit d’autre dans la conscience d’une mort qu’il redoute (Gn4, 14). Il est « maudit », moins par Dieu peut-être que par sa propre conscience puisqu’il finit par le reconnaître : « Ma peine est trop lourde à porter » (Gn 4, 13). Ce n’est pas Dieu qui condamne, c’est notre propre conscience qui après la Chute n’entend plus la force réparatrice du Silence, ne sent plus la force régénératrice de l’Amour. Nous n’avons de Dieux que ceux qui correspondent à notre niveau de conscience. Serons-nous capables de nous pardonner ?
Avons-nous besoin de Dieu pour supprimer l’humanité mauvaise de la surface de la Terre ? Ce Dieu-exterminateur n’est-il pas une projection de la mauvaise conscience de l’humanité que démange régulièrement le prurit de la pureté ? Ce que le Dieu de la Bible est peut-être une figure littéraire plus complexe que celle d’un simple personnage : ayant parfois sa propre initiative, mais capable aussi d’y renoncer, le nom de Dieu – tel que les rédacteurs du texte en jouent – ne peut-il pas aller jusqu’à servir de masque et de justification à nos plus noires intentions ? C’est ce que nous voyons dans le terrorisme par exemple ; mais comment les auteurs de la Genèse n’auraient-ils pas, de leur temps déjà, été sensibles au fanatisme, à la mystification, aux différents détournements idéologiques possibles du nom de Dieu ? En même temps, par l’absence de jugement porté sur cet épisode tragique de purification qu’on appelle Déluge (Gn 6), les rédacteurs de la Genèse nous interrogent sur l’étonnante irréductibilité du Réel : le souffle d’amour qui le traverse, les énergies destructrices qui le bouleversent…
Parmi les hommes de l’Exil cependant, Noé marque une rupture : il est celui qui n’accepte pas la banalité de la violence, cherche et semble même trouver « consolation » (car son nom vient de l’hébreu Noah, qui signifie « consolation ») au cœur de son déluge intérieur – ce qui lui vaut le titre de « juste » (Gn 6, 9). « Fais-toi une arche » (Gn 6, 14) : ne consens pas à la banalité du mal et de la violence pour te libérer de ta mauvaise conscience! Entends en toi cet appel de douceur qui demande à faire vivre le lien ! Rentre dans « l’alliance » (Gn 6,18), i.e. dans la « reliance » – reviens au réel ! Une colombe lui ramène un rameau d’olivier, et s’en va sans retour. Un arc-en-ciel passe dans le ciel… Tout passe, et tout est racheté. Il faut se souvenir de l’essentiel : « l’alliance que j’établis entre Je Suis et toute chair qui est sur la terre » : le Déluge (heb. Maboul) est le moment de ce « face-à-face » épouvantable (heb. Mé-boul), dont l’alliance – à tort trop souvent comprise comme un simple contrat – sera à la fois le viatique et le fruit (heb. Ma-boul), le moyen autant que le but. Noé est celui qui trouve consolation, au cœur de la souffrance, dans la conscience des relations, et c’est d’ailleurs pourquoi Dieu manifestera cette alliance ou reliance par un arc-en-ciel, ou un pont (héb. Qeshet). Quand tout s’écroule autour de nous, il est dérisoire de se consoler par des discours optimistes, par des promesses de jours meilleurs. Ridicules aussi, les encouragements ! Le Déluge est une souffrance qui coupe le souffle. S’en consoler, alors… mais comment ? « Les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès son enfance » : ce n’est donc pas l’espoir d’un avenir meilleur qui gonflera notre confiance ! On peut comprendre, de ce point de vue, la profonde méditation d’un célèbre poète danois qui titrait : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». Objectivement, oui, tant que nous en restons à la compilation des faits divers et de la rubrique nécrologique.
Mais si nous voyons le réel tel qu’il est, si nous nous y relions, si nous traversons notre déluge pour voir le réel, assis sur l’arche qui nous permet de l’observer, et aller à sa rencontre sans le juger, nous traversons sa violence infernale, nous ouvrons l’enfer de son enfermement. Nous pouvons nous ouvrir, même au milieu du cauchemar d’un camp de concentration, à la conscience d’être – d’être en relation. Des témoignages l’ont prouvé. Qui peuvent nous faire passer, là même où c’est le plus improbable, de l’Enfer à l’Ouvert. La lumière de l’arc-en-ciel est celle d’un regard transfiguré, capable de changer l’ombre en lumière – ultime et véritable miracle. Ce n’est pas le monde qui est réformé, révolutionné ; c’est le regard du voyant. Par-delà Bien et Mal, la consolation de Noé n’est pas de croire naïvement que le monde deviendra (enfin ?) moralement bon (quelle plate bondieuserie !), mais d’ouvrir son regard à ce qui permet d’en voir aussi la perfection. Il n’y a aucune raison objective d’être soulagé de son inquiétude, mais il est possible de l’enraciner dans une conscience plus profonde de la beauté du réel. Voilà pourquoi Le-Consolé est seul (c’est ce que veut le mot « consolé », avec-sa-solitude), ou presque, au milieu du Déluge et ne peut sauver le monde entier qui s’y noie sans espoir. En un sens, nul ne peut sauver le monde de sa violence, mais en un autre – et il en va pour de l’Alliance acquise par Noé comme de celle promise par Jésus – le monde est déjà sauvé, puisque aucune chaîne objective – pas même l’horreur de la Croix – n’empêche cette Ouverture universelle du regard et du Coeur. Si je réussis cette conversion du regard malgré la violence du monde dans lequel nous baignons, alors je suis Consolé. Et tout est accompli. Si… Si…? Ce n’est qu’une possibilité, et elle est traversée d’une contradiction difficile à tenir : mais c’est une possibilité effective. Ni le pessimisme, ni l’optimisme ne sont plus vrais qu’elle : on peut l’appeler Eveil, Lucidité, Vérité paradoxale, capable de tenir ensemble deux vérités contraires.
L’arche (héb., Tebah) est le symbole d’un travail intérieur d’ouverture à la relation. C’est toute l’humanité que Dieu « se repent »(Gn 6,6) d’avoir créée : « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre » (Gn 6,5). Ce repentir divin est celui de l’homme du Déluge, durement tiraillé par le scepticisme moral : il doute que l’humanité puisse être corrigée par une législation morale ou politique (peut-être refuse-t-il pour cela d’embrasser une carrière politique), mais son scepticisme est en même temps un courage et une grande probité intellectuelle, car il ne feint pas d’ignorer, ne détourne pas le regard. L’histoire de Noé est celle d’un homme qui, en contexte hostile, fait le choix de se mettre à l’écoute, en tire la conclusion qu’il n’y a de salut que dans ce retour sur soi, dans cette confrontation avec sa propre animalité sauvage mais vivante (héb. Hayot), dans la domestication de sa vitalité meurtrière. L’arche n’est pas le repli morbide qu’on pourrait croire ; cette arche est bien « habitée » par la volonté de voir et d’apprivoiser. Ce n’est pas une arche du ressentiment (maladroitement projetée sous forme d’un combat contre la violence du monde) et il s’agit encore de ne pas laisser la part féminine de l’être inhabitée ou inaccomplie. Cette arche est celle d’une transformation : Dieu « se souvient de toutes les bêtes sauvages et de tous les bestiaux qui étaient avec lui dans l’arche » (Gn 8, 1) – or ce souvenir, en héb. Zakor, nous renvoie à l’œuvre « mâle ». Cette « mémoire » de l’essentiel est tout le contraire d’un repli sur soi – même si son registre est bien celui de l’affliction – car nul aspirant à la sagesse ne peut simplement ignorer ou rester indifférent à la violence qui le déchire et déchire aussi le monde.
L’arche flotte au-dessus des vagues. Elle est comme en suspens. L’arche est ce lieu où l’homme en quête de salut rencontre et apprivoise la sauvagerie qui déchire le quotidien du reste de l’humanité. Le point de vue qu’elle exprime n’est plus celui du monde mais elle ne lui tourne pas le dos – même si elle reste essentiellement marquée par un chahut proche du bouleversement et de la noyade. C’est en entrant dans l’arche que Noé doit vraiment devenir l’intendant de la Création : il n’a pas à tuer la sauvagerie de son ego pour découvrir l’Infini qu’il empêchait de voir, mais à la convoquer et la connaître. Il a compris la nécessité d’avoir à « faire avec », et accomplit la mission de « garder en vie » et de « nourrir » (Gn 6, 20-21) toutes ces bêtes, car ce n’est pas ce qui en lui est déjà en paix, mais c’est bien sa part de brutal vitalité qu’il doit apprivoiser et ouvrir à l’essentiel.
III. L’exode : d’Abraham à Jacob
A. Abraham ou l’impossible devenu possible ; Le sacrifice d’Abraham et l’amour ; et Jacob aussi perd son fils préféré Joseph, mais le perdant, il le retrouve. L’amour (texte déjà rédigé)
Exode : Sens profane : migration massive provoquée par une catastrophe (guerre, famine…) Sens sacré : Le caractère « massif » de la migration est pris ici au sens ontologique : il s’agit d’une migration de l’être tout entier, à travers des épreuves, vers un autre niveau de conscience.
Cette migration, Abraham peut la réussir parce qu’il est relié à l’essentiel. C’est un juste. Du moins, c’est ce que nous dit le chapitre 12 et l’intercession difficile d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe. Sodome et Gomorrhe, ce sont nos appétits inaccomplis et violents. Lorsque Dieu veut les détruire, entendez : les mettre de côté pour faciliter le cheminement, Abaraham intercède pour les sauver. Ce qui est nous n’est pas assumé ne peut être sauvé : nous sommes invités à regarder et comprendre notre violence et notre inaccompli au lieu de nous en débarrasser et à rester relié à travers cette brume épaisse. Etre relié, faire lien : c’est ce que signifie la racine sanskrite « yuj » qui a servi à former les mots latins et français qui désignent la Justice. Etre juste, c’est maintenir le lien entre l’immanent et le transcendant, le visible et l’Invisible, la partie et le Tout…C’est ce que fait Abraham, péniblement, au ch12, dans une espèce de marchandage ou de négociation inégale qui nous dit deux choses, en un sens contradictoires :
- Abraham n’a pas fini son chemin, car sa négociation n’aboutit pas : Sodome et Gomorrhe sont détruites. Mais 2. d’un autre côté, dire que Sodome et Gomorrhe sont détruites, c’est dire que, parce qu’il intercède efficacement, parce qu’il est Amour et sait ne pas répondre à la violence par la violence, Abraham est exhaussé et cette destruction n’est finalement que celle de sa part violente. C’est lui-même qui est brisé, comme nous sommes tous invités à l’être (voir Psaumes 51 -) si nous voulons laisser passer la lumière.
- Economie du salut (2) : le prix à payer
Un thème revient à travers la vie de tous les patriarches : celui du prix à payer, de ce qui est sacrifié, c’est-à-dire donné, dans un mélange variable de crainte et de fascination, de plus ou moins bon gré, en échange d’un surplus de conscience. Abraham renonce à son fils, Isaac renonce à la vie, Jacob renonce à la jouissance immédiate de la bénédiction obtenue.
Si c’était le Déluge qui caractérisait les premiers pas de l’homme en Exil, c’est la conscience d’un prix à payer qui caractérise celui de l’Exode. Il n’a plus simplement l’impression de devenir Ma-boul, mais commence à comprendre que le processus n’est pas du tout anarchique, qu’il a – si l’on peut me permettre – sa propre économie : il découvre qu’on paye pour ce qu’on a voulu s’approprier mais que l’on reçoit en proportion de ce qu’on a consenti à donner.
- Le sens sacré de l’exode brouille l’ordre rationnel et institutionnel des valeurs.
Abraham en le paradigme du sacré, de ce qui est séparé, d’un autre ordre : il est celui qui accepte de se perdre hors des conventions sociales et rationnelles, parce qu’il sait qu’un Autre lui tient la main. Abraham est le patriarche de l’Oubli de soi, de la Nolonté, de l’Abandon, de l’Abdication, de la Disponibilité infinie, de la folie au-delà de toute raison (de ce que Kierkegaard appela « l’Absurde »), de l’infinie Confiance au fond d’une infinie Souffrance – qu’Abraham ne peut traverser que dans l’incertaine certitude de la Présence, dans la certitude infinie qui coexiste en lui avec l’angoisse infinie de quitter l’ordre général rassurant de la morale et du bon droit. Il faut bien insister là-dessus : car le style horrifié et tétanisant d’Abraham est bien différent de celui – moins solennel et plus rusé – de Jacob, et encore plus différent de celui de Joseph – installé dans une royale sérénité. L’histoire de la Foi, à travers ces trois archétypes, est celle d’un apprivoisement, d’un rapport de plus en plus apaisé à l’Infini. Mais la Confiance d’Abraham, c’est manifeste, a quelque chose de terrifiant. Si celle de Jacob est admirable et un rien amusante, si celle de Joseph est magnanime et clémente, celle d’Abraham est presqu’inhumaine, et en ce sens, violente.
Abraham est donc plutôt l’archétype d’une Foi, mais c’est à juste titre qu’on l’appelle dans tous les monothéismes, « le Père de la Foi » – la Foi désignant ici tout le contraire d’une croyance aveugle, mais plutôt une Ouverture infinie du Cœur, une expérience personnelle directe de la Vérité disproportionnée aux normes conventionnelles de la vérité. Elle caractérise le Chevalier de la Foi qui prend ses distances vis-à-vis de l’ordre éthique et des buts généraux que l’Etat, la société ou la science assignent aux humains. L’ordre éthique est celui façonne la conscience de l’individu conformée aux exigences générales de la société, ou aux maximes générales de l’Etat. La Foi, nous dit Kierkegaard, consiste à « passer outre », à aller au-delà de l’ordre éthique – non pour d’autres raisons, comme le voudraient les libertaires, mais parce que le Chevalier de la Foi répond à l’appel de l’inaudible. Par-delà Bien et Mal – disait un autre mystique du 19e siècle… Par-delà, jamais contre – ai-je envie d’ajouter aussitôt, parce que c’est ce qui peut distinguer le mystique du fanatique rebelle (homme du ressentiment, en colère). Mais c’est une distinction que ne peut comprendre le fanatique… Abraham est dans la vérité, il la vit – il ne l’a pas, et serait d’ailleurs si mal en peine de la faire comprendre qu’il n’essaie d’en convaincre personne. Tandis que le fanatique crie et terrorise, Abraham se tait et écoute.
Par-delà, jamais contre, encore moins en-deçà –faut-il encore préciser : car que dire du commentaire de la Bible de Jérusalem qui voit dans l’offrande de Saraï (ch XII) les traces d’un moindre développement moral de l’humanité en des temps où les intérêts masculins comptaient plus que l’honneur des femmes. Commentaire quasi-blasphématoire et au fonds contradictoire, puisqu’il consiste à voir dans le Père de la Foi un homme sous-développé du point de vue moral. Ethnocentrisme ? Péché de progressisme ? Une bizarrerie en tous cas : Le chevalier de la foi serait en même temps le plus banal des machistes ou un mesquin manipulateur se livrant à un vulgaire marchandage ?! Comment ne pas voir – mais notre conformisme nous en empêche peut-être – que la vie d’Abraham est entre les mains de Saraï (« …que je reste en vie grâce à toi », XII, 13) et que c’est la fraternité profonde de ce couple (« dis, je te prie, que tu es ma sœur », XII, 13) : il y a de la douceur et de la vulnérabilité dans cette complicité, telle qu’elle leur permet de vivre le lien qui les unit au-delà d’un contrat amoureux ou de relations conjugales et sexuelles conventionnelles – ce que Saraï confirme, de son côté, en invitant Abram à prendre sa servante pour épouse, afin d’assurer la descendance et l’héritage, ou d’assurer sur un plan symbolique leur fécondité commune. De ce point de vue, c’est plutôt la codification moderne des relations sexuelles et conjugales qui est une régression morale, un rétrécissement des possibles de l’amour, qui l’endort et le stérilise par des accords faussement rassurants, conformes à la bonne morale et au bon droit. Car tout est possible entre Abraham et la Princesse (sens du nom Sarah). Qu’elle soit la Princesse signifie bien qu’elle n’est pas réduite à un simple objet ou une banale monnaie d’échange pour se tirer d’affaire : il y va, pour tout cherchant, de sa vie spirituelle jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne. On ne construit pas les châteaux de la Foi sur le bricolage carton des petites manipulations morales ! Sinon Abraham ne serait pas le chevalier de la foi mais le clown de la banalité, et à la limite : de la perversion narcissique – et ces clowns ne savent que nous faire rire jaune des histoires qu’ils se racontent. Or ce n’est évidemment pas en ce sens que je disais plus haut voir dans la Genèse une « farce cosmique ».
Laissons à Hegel et à son système, la prétention de « passer outre » et d’aller par la Raison « au-delà » de la Foi. Comment la simple raison qui est toujours finie peut-elle comprendre ou embrasser l’infini ? Que peut comprendre le pigeon ramier du vol du phénix ou du Garuda ? Tel est nous semble-t-il, le sens du style violent du sacrifice d’Abraham : nous faire comprendre l’incompréhensible, ou plutôt nous mettre en face, sans céder justement à la tentation de le tailler à la mesure de nos explications rationnelles, de notre psychologie ou de notre science. Et pour y arriver, il fallait peut-être une certaine brutalité dans le style, comme pour sidérer la raison, sur-prendre ses calculs, et nous laisser quoi. Comme si le texte nous demandait de le jeter au feu plutôt que de le banaliser en le taillant à la hauteur de nos préjugés – le mystère de l’Infini, dont ce texte nous parle, sachant qu’il aura de toutes façons un dernier mot – incommensurable à nos idées fabriquées…
L’infini est littéralement absurde. Ab-surdum : en dehors de ce qu’on peut entendre. Le terme n’est pas péjoratif ; simplement descriptif. Lorsque Tertullien dit « Credo quia absurdum », il n’invite pas, comme on l’a trop dit, au mépris de l’intelligence, à l’apologie de l’ignorance. Il invite à la culture ou l’ouverture d’une autre intelligence, d’un autre organe de l’audition, disproportionné à la raison et à tous ses calculs – qu’avec Pascal, nous appelons « le Cœur ». Abraham renonce à ce qui lui est le plus cher, pour le recouvrer en vertu de l’absurde parce qu’il a renoncé avec crainte et tremblements à suivre l’ordre des valeurs humaines. Dans l’ordre de l’infini, l’archétype d’Abraham enseigne que nous ne pouvons plus perdre, même en perdant tout. Ou plutôt, nous découvrons que, perdant, nous ne perdons jamais que nos illusions (par exemple, l’illusion que Saraï était sa femme ou qu’Isaac était son fils et lui appartenaient). Car la vérité n’est pas de l’ordre de l’avoir, comme le croient ceux qui veulent la posséder (avoir raison), mais de l’ordre de l’être. L’important pour Abraham n’est pas la vérité qu’il a, mais la vérité qu’il est. La vérité, ce n’est plus d’avoir raison, mais d’être vrai. Une vérité qui n’est pas savoir ou science, mais : vie authentique.
Abraham est donc l’archétype du renoncement : il se déracine en quittant son pays et sa famille (ch XII, 1), il offre sa femme (ch XII) ; il partage ses richesses avec Loth (ch XIII) ; il sacrifie partie de son propre corps par la circoncision (ch XVII), il renonce à son premier fils Ismaël qu’il chasse sur l’ordre de Dieu (Ch XXI) et il sacrifie surtout jusqu’à son fils le plus cher (ch XXII). Tout ce qui n’est pas donné est perdu. Abraham « va vers » lui en renonçant à posséder et à dominer autrui. On ne se trompe pas en qualifiant l’épisode majeur de sa vie « Sacrifice d’Abraham ». On a pu faire remarquer que c’était Isaac qui était sacrifié ; mais c’est une demi-vérité. A juste titre, le personnage principal est Abraham, car il souffre plus que la victime parce qu’il a ne conscience horrifiée de ce qui lui est demandé à l’encontre de ce fils qu’il a attendu… 100ans ! C’est donc bien lui qui va mourir ou muter comme nous le dit, en clin d’œil, la substitution d’un bélier (Gn XXII, 13). D’un bélier ; non d’un agneau. C’est le mâle et père qui est immolé, pas un jeune innocent. Mais immolé, il mute. Mourir, c’est muter soi-même et transmuter le réel : le renoncement est donc ce par quoi l’impossible est devenu possible, puisque l’histoire nous le raconte devenant père à un âge très avancé où il désespérait de sa stérilité. Cette « traversée » de l’impossible fut rendue possible par l’écoute, et c’est ce que signifie Ismael (shema-El, Ecoute Dieu). Alors c’est un rire (mais quel rire, après l’effroi incommensurable du renoncement !), c’est ce que signifie le nom de son fils Isaac (en héb. Rire), joie et ouverture de l’être.
Note : On peut même tenter l’idée selon laquelle cet ébranlement du Réel est si fort que Dieu lui-même, que le Réel lui-même hésite un instant (Gn XVIII, 23 – XVIII, 33) devant les audaces d’Abraham : c’est ce que semble dire l’épisode incéré de l’Intercession d’Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe. Abraham étonne Dieu en marchandant avec lui sur le sort de ces villes où règne la violence. L’issue n’est pas changée, mais seulement repoussée et peut-être minimisée, malgré la pluie de souffre et de feu, par le sauvetage de Loth. C’est à Sodome que Loth (en héb. le Voilé) est dé-voilé en renonçant lui aussi – puisqu’il « fuit vers Tsoar », nom qui signifie « la plus petite » ou « l’insignifiante »- et puisque sa femme se retournant (faisant retour sur l’essentiel) est changée en colonne de sel (le sel étant symbole de sagesse) en même temps qu’une « fumée montait de la terre comme la fumée d’une fournaise » (Gn XIX, 28) – les deux colonnes, de sel et de feu, signifiant le lien actif entre le Ciel et la Terre. Ainsi, faisant retour sur la violence dont chacun est porteur, « tout homme sera salé de feu » (Marc, IX, 49).
Note : Circoncision : sens premier, ablation d’une partie de chair du prépuce. Sens secret : renoncement sur un plan symbolique à ce qui nous attache à ce plan de réalité matérielle – l’instinct sexuel. Ce n’est pas le lobe de l’oreille qui a été choisi. Il s’agit toujours de tailler l’arbre pour le mettre à fruit. Ce que le Bélier, en héb Aïl, montre encore : car le Bélier n’est autre qu’El, c’est-à-dire un Nom de Dieu, mais contenant le Yod, lettre symbole du germe divin – germe divin que l’épreuve du Feu (l’immolation) met à jour. Cette mort, répétons-nous, est en même temps une naissance : mutation ou transmutation. C’est pourquoi Abram et Saraï avaient vu leur nom changer, rehaussé des deux Hé du Nom divin, pour devenir Abraham et Sarah. C’était annoncé : « Ta solde sera considérablement accrue » (Gn XV, 1).
Tel est le Sacrifice d’Abraham… Ne serait-il pas plus juste de dire : « les (six) sacrifices d’Abraham » ? Il fallait qu’il y en eût plusieurs : comme dans un rêve, la répétition du motif interpelle sur ce qui doit être entendu et revient jusqu’à ce que, peut-être enfin, nous entendions… Shema El…
- Les migrants climatiques
L’Exode est pour moi une évocation des migrants climatiques, de ceux qui renoncent à leurs racines, au peu qu’ils avaient, pour aller vers une promesse de vie, au péril de leur vie. Lampédusa comme vitrine. Ainsi va le monde où les valeurs sont rationnellement hiérarchisées par des institutions qui les justifient. On a beau les appeler « Etats » représentant les peuples qui les ont élus, pour celui que ces grands mots n’impressionnent pas, la question est plutôt de savoir si nous ne sommes pas devenus incapables de comprendre cet appel à la reconnaissance de nos interdépendances mutuelles Gn XII, 3 : « En toi seront bénies toutes les familles de la Terre » – dit le texte, généreusement, comme si « toutes les familles » descendaient d’Abraham. Nous serions tous cousins ; mais nous avons mis entre nous les « nations ». A la familiarité de ce qui nous rapproche (et à la vulnérabilité qui devrait encore renforcer notre compassion), nous avons substitué des identités administratives étanches, des nationalités hermétiques comme des mécanismes de défense qui nous caparaçonnent contre le spectacle d’une douleur où notre propre vulnérabilité risquerait de se refléter…
Cette idée est le fondement du Confucianisme : le Ren y désigne l’humanité comme vertu, le sens de l’humain, une certaine idée de l’amour en définitive. Le caractère Ren est composé de deux radicaux : à gauche, la clé de l’homme, à droite le chiffre 2. L’idéogramme dessine donc le face à face de deux hommes, non comme conflit ou confrontation, mais comme relation, lien de réciprocité. C’est dans cette relation reconnue à l’autre que je deviens humain. Ce sens de l’humain se fonde dans le Xiao, insiste Confucius, c’est-à-dire l’amour filial, car c’est foncièrement dans la relation aux parents qui ont (archétypiquement en tous cas) la mission d’assurer non seulement la sécurité matérielle de notre existence mais aussi et plus essentiellement notre apprentissage des gestes, conduites, mots qui vont nous relier aux autres hommes – c’est dans cette mission que se fonde notre humanisation, notre sociabilisation et au-delà notre harmonisation au monde, notre fraternisation avec tout le réel (mondes animal, végétal, minéral et invisible inclus). L’expérience clinique montre qu’en effet, un nouveau-né coupé de tous liens corporels ou verbaux avec un environnement humain, même s’il est nourri, meurt en quelques jours. Nul ne peut vivre s’il n’est en relation, non seulement avec le Ciel et la Terre, comme l’avons déjà dit, mais avec les autres et au-delà avec le tout-Autre. L’homme est un être qui vit de réciprocité.
On peut nous objecter qu’il y a beaucoup de gens qui vivent égoïstement : certains feront même remarquer qu’ils vivent richement et bien. Qu’ils vivent ? Oui, dans une certaine mesure. Bien ? Vraiment ? C’est ce que je ne crois pas – pas plus que Confucius qui – comme Jésus, Gandhi, ou Socrate – considérait la richesse comme un obstacle (soucis de gestion et peur de perdre détournent de l’essentielle relation).
B. Isaac et le rire cosmique
Etrange est la place de ce patriarche dont on répète si souvent qu’il n’y a pas grand-chose à en dire, dont toute la particularité se résumerait presque à n’être qu’un lien, qu’un intermédiaire, fils d’Abraham et père de Jacob. Mais là encore : d’une curieuse façon littéraire, sur le mode de l’ellipse l’essentiel. Si Isaac n’est qu’un intermédiaire, il dit au moins l’essentiel : nous n’avons rien d’autre à être. Pont, trait d’union, relai, fils d’un côté père de l’autre, c’est-à-dire fécondé et engendrant pour renaître à un niveau de conscience plus profond. D’où la profondeur psychologique des Pères qui voyaient dans cet épisode une préfiguration du Sacrifice de Jésus, du Père sacrifiant son Fils – condition de la Résurrection de soi à un niveau plus élevé.
Mais il a plus que cela : car Isaac est présent dès le Sacrifice de Gn22. Il est celui qui s’abandonne à la volonté de son père, même quand il ne la comprend pas et s’en inquiète : « Où est l’agneau pour l’holocauste ? »(Gn22, 7). Mais nous revenons sur le thème de l’absurde. Manière pour l’auteur du texte d’insister sur ce point, déjà commenté plus haut.
Une particularité cependant : Isaac dont le nom renvoie au rire en hébreu ouvre une piste de réflexion sur le « style » de la sagesse – si plein de solennité qu’il en devient parfois écrasant, pour ne pas dire pompeux ou pédant. Apprenant la nouvelle de sa maternité future, alors qu’elle est déjà vieille, Sara « rit en elle-même » (Gn18,12), et à la naissance de son fils, Sara dit : « Dieu m’a donné de quoi rire, tous ceux qui l’apprendront me souriront » (Gn21,6). Mais Isaac rit et rira : ce n’est pas le rire des humoristes qui n’est trop souvent qu’un cache-misère. Ce n’est pas un rire des mâchoires et de la gorge, un spasme des poumons, mais une détente du fond de l’être, de l’être tout entier. C’est un rire qui n’a pas d’objet, un rire devant la farce cosmique que nous avons « à traverser » et sur laquelle nous ne butons si souvent que, par notre propre faute, parce que nous la prenons trop au sérieux – nous nous prenons trop au sérieux. Isaac est libéré du sérieux – et de lui-même, il n’y a plus donc à faire une histoire : c’est une raison suffisante pour ne pas faire parler de soi, pour être, en toute cohérence, celui des Patriarches dont il y aura le moins à dire. Isaac : une vie heureuse. Et c’est tout – au double sens de : il n’y a rien de mieux ; et de : il n’y a rien à rajouter.
Deux indices majeurs, résumant sa vie et sa transmission, semblent parler de son bonheur :
- Sa cécité au moment essentiel de l’héritage : il est aveugle à ce monde, pour mieux voir l’essentiel – c’est bien en tant qu’aveugle, parce qu’il est aveugle qu’il bénit Jacob – à la place Esaü. Si, d’un point de vue, Isaac admire en Esaü la force et les avantages qu’elle confère (ici, le gibier pour lequel Isaac reconnaît une certaine gourmandise), d’un autre point de vue, Isaac sait passer outre, fermer les yeux au monde pour ouvrir son intelligence au Réel, et faire les choix difficiles en conséquence. Si le gourmand en lui avait l’avantage, comment pourrait-il incarner une figure de la sagesse ?
- Le nom de son Isha, sa part féminine, renvoie, en hébreu, à la « crèche » ou à la « mangeoire » : Isaac qui se tient dans l’ouvert est nourrit par sa part féminine, parce qu’il y est unit. Il l’épousa d’ailleurs avec sa servante, Déborah, qui renvoie en hébreu, au « miel » et la « parole » (davar). Il me semble comprendre qu’Isaac a trouvé le Verbe, la parole silencieuse et douce comme le miel, qui le tient lié à l’essentiel.
C. La geste de Jacob
a. Jacob et Esaü
Je crois comprendre que ce chemin consiste pour Abraham à faire le choix radical de s’enraciner dans l’Essentiel, comme le dit le nom de son héritier Jacob – le « talon du yod », la racine de l’essentiel. Car Rebecca engendre Esaü et Jacob. Esaü est celui qui choisit, non de « créer » (en hébreu bara), mais de « faire » (le mot vient de l’hébreu asah) et reste essentiellement préoccupé de sa réalisation extérieure. Esaü est l’aîné, car nous sommes d’abord incarnés, et nous avons d’abord à assumer notre nature animale. La vie spirituelle consiste à ravir à nos prétentions terrestres leur droit d’ainesse, leur droit à conduire notre vie. Aussi Jacob devra-t-il biaiser et ruser et d’abord fuir sur les conseils de Rébecca, car le dépassement de nos pulsions animales ne peut se faire (asah) sur le mode de la confrontation virile, mais sur le mode de la fuite qui met à distance. C’est pourquoi Jacob trouvera une épouse –Rachel- chez Laban, c’est-à-dire du côté de son oncle maternel.
Esaü est le paradigme du monde profane et même –étrange actualité du mythe – le paradigme de notre modernité que G. Durand qualifie de « prométhéenne », car ce monde échange volontiers sa bénédiction contre un roux de lentille et du pain. Son monde est celui d’un Faire qui se passe de Silence, et qui croit jouir de toutes les forces suffisantes à la réalisation de notre bonheur terrestre. Esaü, c’est l’ingénieur, le chef d’entreprise, le self-made man, l’homme des défis, devenu de nos jours ce type de « philosophe » ambitieux de « se rendre comme maître et possesseur de la Nature » – celui qui croit au fond d’abord et surtout en lui-même, en ses forces humaines et sa raison.
Dans ce monde, Esaü est premier. Jacob est-il condamné à être son suivant ? Problème : Comment celui que le monde ignore, voire méprise, peut-il devenir premier dans le Royaume ? Et qu’est-ce que cela peut bien avoir comme conséquence dans le monde ? Qu’est-ce que cela peut bien faire à ceux qui sont « du monde » ?
Ce classement peut donner lieu à malentendus.
Première erreur : prétendre qu’il s’agisse de montrer, comme par une espèce de revanche spirituelle, que les laissés-pour-compte sont en fait les premiers, les meilleurs… car cette prétention montre qu’on est toujours enfermé dans l’esprit de rivalité qui caractérise justement le monde. Ce rêve d’un monde où les derniers prendraient leur revanche, Nietzsche en a imputé la cause à un syndrome morbide : le ressentiment.
Deuxième erreur : croire qu’on peut se réaliser spirituellement sans avoir à se confronter avec le monde. Or Jacob doit, tôt ou tard, se confronter à Esaü : bien sûr, il met beaucoup de temps à se préparer à cette rencontre, il la craint, il se prépare au pire puisqu’il a renoncé à utiliser la force, et le risque est que la confrontation tourne à l’affrontement. Donc il tergiverse : mais les violences répétées de Laban finissent avec les années par représenter le même danger que celle d’Esaü : après avoir reculé pour devoir face au même type de difficulté, Jacob prend conscience de la nécessité d’aller à l’essentiel, au risque de sa vie – car Jacob ne sait pas si Esaü n’a pas décidé de se venger. « Debout, Jacob… ».
Finalement, c’est une réconciliation. A la sincérité inquiète de Jacob répond l’amour d’Esaü. Car c’est la sincérité qui se lève en Jacob, non l’arrogance ou l’esprit de défi. Jusqu’au bout, Jacob tient le talon (son nom contient Aqev, le talon) du monde : il « talonne » courageusement (ce qui n’exclut pas d’avoir peur) et évite de se perdre dans les brumes d’une spiritualité abstraite qui nie le monde ou le dénigre. Ce talonnage est une méditation sur le courage essentiel, le courage qui va à la racine des choses (Aqev, en hébreu désigne aussi la racine)
Wang yang bu lao…
Les ruses de Jacob avec Esaü ou avec Laban ne sont qu’une manière pour lui de « faire avec », sans se soumettre ni rentrer avec eux dans des rapports de forces. La Ruse de Jacob n’est pas, comme pour n’importe quel profane, une fourberie, le simple moyen d’avoir le dessus ; c’est le moyen d’affirmer une certaine puissance, une certaine force d’exister, en évitant toute violence. Jacob ne prend rien de force et respecte la Règle d’Or. Il évite ainsi le mal ou la violence : n’inflige pas de souffrance à un autre contre sa volonté.
Conclusion : il n’y a ni à se battre avec, ni à dénigrer et à tourner le dos. Juste à tenir, à ne pas lâcher ce monde, à lui faire face.
Esaü représente le « monde » tel que nous le connaissons, celui où les forts réussissent, mais ne réussissent qu’en apparence parce que le désir des « forts » est aussi un désir infini qu’aucun objet fini ne peut combler. Jacob est un homme de l’intermonde : il vit entre le pur silence divin pour lequel son père même l’a bénit, et le monde des hommes avec lequel il doit bien composer. Jacob, c’est l’homme en tant qu’il se sait entre Ciel et Terre, en suspens, entre le visible et l’invisible, la justice humaine et l’autre justice… « Debout, Jacob, monte à Bethel et fixe-toi là ».
La philosophie chinoise, depuis les Royaumes Combattants, affirme que l’homme est entre Ciel et Terre : Tian Di Ren. Il est l’être qui met en relation.
Le choix radical qui va libérer Abraham de ce monde, pour le faire renaître en intermonde, est illustré par le sacrifice.
b. Jacob et la bénédiction du faible.
Un motif revient à deux reprises dans la Genèse – qui, comme tout motif récurrent, doit attirer notre attention : celui de la bénédiction non-conventionnelle du cadet. Jacob est toujours le protagoniste de ces folles bénédictions.
La première bénédiction est celle qu’il extorque à son père Isaac (Gn 27) et qu’il usurpe à son frère Esaü. Jacob est la cadet, et c’est lui qui après avoir acheté son droit d’aînesse à son frère contre un plat de lentille et du pain, remporte l’héritage d’Isaac (légitimement – ironiserais-je volontiers, car celui qui la vend si bon marché, la méritait vraiment ?).
La deuxième est celle qu’il octroie à Ephraïm au lieu de Manassé (Gn 48), à la surprise de Joseph. Le texte prend le temps de nous raconter – un peu longuement, en détail comment Joseph dispose ses fils pour les faire bénir par ordre de priorité (celle toute chronologique, de l’ancienneté). Cette disposition rituelle nous rend d’autant plus sensible à la subversion qu’y opère Jacob. Elle nous surprend, et je crois qu’elle est faite pour nous surprendre, afin de nous interroger sur les priorités habituelles, sur les conventions mondaines.
Un détail – qui a, je crois, son importance : lorsqu’ils donnent leur bénédiction, Isaac et Jacob sont aveugles. Gn 27, 1 ; Gn 48,11. Cette cécité au monde est, comme peut-être pour Œdipe dans Œdipe à Colonne, le symbole d’une vision plus lucide des réalités de l’autre monde ; disons : une marque symbolique de la Sainteté. Le regard du saint est lassé de ce monde, de ces strasses, de ses paillettes et de ses effets de manche ; mais il veut voir et ne voir que l’essentiel. Et l’essentiel n’est pas ce que le monde a mis dans ses priorités. Les conventions mondaines ne le saisissent pas. Le Saint ne craint donc pas de vivre dans l’essentiel, et de bouleverser les habitudes. Dans les deux bénédictions de Jacob, c’est donc toujours l’image du cadet, l’archétype du « petit » qui est exalté – précisément parce qu’il est le dernier, c’est-à-dire celui qui doit faire avec son handicap. Telle est l’occasion paradoxale de celui qui n’a rien. Parce qu’il n’a rien, il ne lui reste plus qu’à être, il n’a d’autre voie que d’être – au risque de la dépression, voire même pire. Je suis d’accord sur ce point : la position est absolument inconfortable, le risque est exorbitant, voire fatal – raison pour laquelle il serait sans doute un peu cruel de nous souhaiter cette sainteté. Pourtant la position d’infériorité subie est loin d’être une condamnation définitive : elle contient le potentiel d’une mutation du regard – potentiel qui consiste précisément en ce qu’il choisit pour ainsi dire de n’avoir pas le choix. Tant d’hommes compensent dérisoirement leur infériorité réelle en se donnant le change, n’assument pas – et se couvrent de ridicule en gravissant les échelons de la hiérarchie. Mais ce qui n’est pas assumé (la vulnérabilité) ne peut être sauvé par un simple jeu d’apparences (position sociale, fortune matérielle, érudition…). Qu’on ne s’y trompe pas, la ruse de Jacob ne consiste pas à compenser, à essayer de récupérer ici ce qu’il a perdu là – je crois qu’une telle interprétation serait par trop banalisante. La ruse de Jacob, c’est la mutation du regard, la subversion des valeurs de ce monde. La ruse, c’est de passer de l’Avoir à l’Etre – et de le faire sans rechigner ni maugréer, mais à la façon d’un pied de nez, sur le ton d’un détachement facétieux. Jacob a compris le sens de la farce cosmique – il y a dans sa ruse toute la mémoire du rire d’Isaac (Isaac, comme on s’en souvient, signifie le « rire »). Le rire d’Etre.
Une parole de Paul peut peut-être servir à résumer l’archétype de Jacob : « C’est lorsque je suis faible qu’alors je suis fort ». II Cor, XII, 10. Jacob, c’est le refus d’utiliser la force. C’est la confiance infinie en une puissance qui est au-dessus de tout pouvoir. Ou la vie se place sur le terrain du pouvoir (pouvoir de « faire » d’Esaü, pouvoir de contraindre de « Laban » – qui est pouvoir de nuire dans tous les cas), Jacob se décale sur le terrain de la puissance, c’est-à-dire de la force d’exister.
Lorsque la puissance et le pouvoir se rencontrent, il y a toujours le risque que ce soit le pouvoir qui l’emporte et que la relation ne glisse rapidement dans la violence, le rapport de force ou de domination. Tombé dans ce piège, la soumission est un échec, mais en sortir en renversant le rapport de domination à notre profit serait encore une forme d’échec – car la violence se perpétue si le bourreau et la victime ont seulement échangé leur rôle. La liberté, ce n’est pas seulement de sortir de la soumission, mais de la relation violente elle-même (quel qu’en soit le bénéficiaire). La liberté, ce n’est pas l’indépendance (à l’égard de toute autorité extérieure). La liberté n’a non plus rien à voir avec l’autonomie, comprise étymologiquement en grec, comme la capacité à se donner à soi-même (auto) sa propre loi (nomos). La liberté, c’est l’affirmation (sans violence) de la puissance d’exister. Cette puissance est proportionnelle aux relations qu’elle retrouve, aux liens qu’elle rouvre : elle va vers le réel et ne le torture pas. Il n’y a dans cette puissance nulle violence. (Je sais bien que Nietzsche n’était pas de cet avis, et que pour lui, Napoléon ou César avaient pu être des exemples satisfaisants de ce qu’il entend par « volonté de puissance », mais je ne suis pas Nietzsche – et sur ce point, je me sépare de lui). Où il y a violence, il ne peut y avoir qu’une mystification de la puissance, et c’est justement l’une des ruses suprême du pouvoir que de se donner l’apparence de la puissance (par un certain faste qui en impose, une solennité qui impressionne, des signes extérieurs de prestiges qui subjuguent les sens ou la raison). Soyons vigilants : la puissance est toujours simple, humble, humaine – elle a besoin de n’être rien pour rester ouverte à la relation, faire « appel » à de nouveaux liens, parce que ce sont ces liens qui la libèrent et la ravissent…
L’archétype de Jacob ainsi présenté résonne étrangement avec celui de l’eau tel qu’il est présenté dans le Laozi : « Rien n’est plus faible et plus souple que l’eau, mais pour vaincre ce qui est dur et fort, rien ne peut la surpasser », Daode Jing.
L’exode de Jacob (fuyant Esaü, puis Laban) ou l’archétype du féminin : préféré de Rébecca (alors que Esaü l’est d’Isaac, aveugle sur ce point, quoique pas tout à fait inconscient… « on dirait la voix de Jacob »…).
c. La lutte avec l’Ange (Gn, 32)
Avant de rencontrer à Esaü, Jacob subit l’épreuve d’une confrontation. Saint Jérôme et Origène ont lu ce texte comme une méditation sur la prière/méditation : en effet, Jacob traverse une nuit d’angoisse (où les Pères ont vu une préfiguration de la Nuit de Gethsémani, la Nuit du Pressoir) puisqu’il est prévu qu’il retrouve Esaü jadis fâché à mort, c’est-à-dire qu’il ait à faire face au monde étant lui-même dans une situation incertaine de vulnérabilité totale. Jacob est en état d’exsuviation, de de mue et de mutation puisqu’il a doublement renoncé, et à se battre contre son frère, et à le fuir plus longtemps. La mutation accomplie, il ne s’appellera plus Jacob mais Israël, c’est-à-dire Ish-Ra-El, l’Homme-en-lutte-avec-Dieu. Cette lutte avec un « Ish », un homme, que la tradition a pris l’habitude d’appeler un Ange (parce que c’est une présence numineuse) se déroule à Pénuel, c’est-à-dire en un lieu où Jacob voit « la face de Dieu ». Tous ces indices semblent cohérents et tendent à souligner, au-delà de son intérêt dramatique, la signification spirituelle de l’événement comme métaphore de la prière. Elle rappelle encore, s’il était besoin, que c’est la part féminine et enfantine de Jacob, c’est-à-dire sa part fragile, qui réussit tout d’abord cette traversée du torrent au gué de Yabboq. Au risque d’être englouti par un nouveau déluge, dans la traversée des eaux de l’inconscient (et sans doute ici surtout de la peur et de la violence), Jacob se bat dans un combat paradoxal pour ne pas se laisser submerger par la tentation de fuir ou de réagir par la violence. Les traditions yahvistes et élohistes semblent d’ailleurs converger pour souligner l’humilité de Jacob dans sa rencontre avec Esaü : le texte est une célébration des effets catallaxiques de l’humilité sincère que nous creusons dans la prière – capable de transformer l’ennemi d’hier en ami de demain. A condition que, selon le mot du Père Matta El Maskine, la prière ne soit pas (comme elle l’est trop souvent) un « rabâchage », une habitude creuse de paroles stéréotypées…
IV. L’exaltation : Joseph (Gn39 à 50)
Joseph contient en lui tous les patriarches d’Adam à Jacob en passant par Abraham : il est le fils chéri du père. Vendu en esclavage et comme assassiné par ses propres frères, puis enfermé dans les geôles de Pharaon : il traverse son déluge. Comme Jacob, il est trop petit pour s’en tirer par la force : il acquiesce, sans rompre le dialogue avec le Silence. Il entend les signes et c’est dans ce dialogue avec les signes du silence des rêves qu’il vaincra la mort pour aller vers son Assomption – son Exaltation. Joseph est une figure de l’Augmentation, de l’accroissement d’Etre : de l’exaltation, de la puissance.
Exaltation : 1. Sens vulgaire : augmentation des mouvements d’humeur engendrant un comportement et des propos d’une intensité démesurée. 2. Sens sacré : Accroissement d’être ou de puissance.
Puissance : force d’exister. Ne pas la confondre avec le pouvoir qui n’est que la force de contraindre ou d’empêcher.
Le comble de la puissance n’est pas de trouver par une voie détournée (secrète, magique) d’autres moyens de pouvoir, mais c’est finalement, simplement, d’endurer l’impuissance. Un simple détour n’est qu’une ruse, une mystification de nos attachements. La puissance ne se paie pas de mots roublards : elle se paie au prix fort. Joseph l’a montré – et c’est pourquoi il vient après Jacob, comme son accomplissement et comme une manière de relativiser la valeur de la ruse. Et comme Joseph, Jésus aussi l’a montré. Qu’on lui suggère ironiquement sur la Croix de montrer comment son Père Tout Puissant lui viendra en aide, cette provocation est prisonnière d’une pensée de la domination et du pouvoir. Mais « ma vie, on ne me l’a prend pas ; c’est moi qui la donne ». Pas de puissance sans renoncement à pouvoir. La puissance s’accroît d’endurer notre impuissance. Toute puissance est patience.
Ainsi au lit d’un malade incurable ou d’un drame irréversible, la prière n’est pas de modifier le Réel mais de s’y tenir. Et ce serait déjà beaucoup que de se tenir, sans fuir ni maudire – quitte à défaillir par intermittence. Car échappera-t-on à la mort ? A la nôtre ? A celle de nos proches ? Il faudra bien le reconnaître, ce moment qui vient toujours, où nous devons faire face à ce qui est, où marchander n’est plus possible. C’est parfois cru. Ou cruel. Mais pouvons-nous ne pas juger ? Pouvons-nous ne pas nous laisser enfermer dans le pathos – ce pathos qu’il faudra bien également traverser ? Oui, car d’abord, il y a bien un moment pour pleurer ce qui s’est passé. Et puis les larmes passent elles aussi. A nous de ne pas en faire trop, même dans les cris de désolation légitimes. Alors nous pouvons peut-être passer au-delà : au-delà à la fois du déni et de la mise en scène. Nous traversons. Alors un silence intérieur se creuse. Plus grand ou plus profond que celui que nous connaissions avant. Un silence qui reste sans solution, et ne se donne pas pour une vérité – quoiqu’il en vaille bien d’autres. Un silence qui porte fidèlement la mémoire de ce qui l’a brisé, mais sans plus « en faire, comme on dit, toute une histoire ». Un silence plein, une plénitude silencieuse. Allons jusqu’au bout, et assumons : ce silence est la vérité. Il est la Terre Promise.
A. Joseph humilié exalté, triomphant et vaincu
On peut se demander si Rachel n’est pas davantage la mère de Joseph qu’elle n’est la femme de Jacob. Car Rachel est la « brebis », préfiguration de la « force invincible de l’humble amour ». Quelque chose d’essentiel se joue dans la maternité de Rachel qu’une stérilité initiale a longtemps retardé, où Rachel semble en quelque sorte sacrifier la préférence que Jacob a pour elle, s’autosacrifier (et c’est en ce sens qu’elle est brebis), puisqu’elle lui donne même sa servante afin de concevoir. Rachel est une préfiguration de Joseph : elle traverse l’épreuve de sa stérilité et porte des fruits tardifs.
On peut donc voir dans l’histoire de Joseph comme une répétition et un exposé plus détaillé du motif de l’humilité, ou plutôt de l’humiliation (subie) transmutée par l’humilité (voulue) et tout en rejouant la kénose divine (l’effacement de Dieu devant sa création), il anticipe la maxime évangélique qui dit que « les derniers seront les premiers »(Mt 20, 16) et il préfigure, allégoriquement, l’humiliation consentie ou la vulnérabilité assumée de Jésus : comme Jésus, on peut dire que Joseph est le fils unique de Jacob, car parmi ses frères, il est celui que « Jacob préférait » (Gn 36, 3). Comme Jésus, Joseph a également maille à partir avec des « marchands » (Gn, 37, 28) ; comme lui, il doit traverser sa nuit d’angoisse à Gethsémani (terme qui renvoie en hébreu au « pressoir ») puisqu’il est exilé en Egypte, pays dont le nom Hébreu Mitsraïm signifie l’ « Etroitesse ». Son histoire évolue entre les Douze frères qui engendreront les Douze Tribus d’Israël, de même que Jésus rassemble Douze Apôtres qui les représentent aussi ; Il est trahi par un homme du nom de « Juda » qui propose à ses frères de le vendre (Ibid) ; il est injustement condamné par le pouvoir en place (Gn 39, 20) ; comme Jésus, il invite à pardonner le mal subi (Gn 50, 17)… S’il était déjà possible de voir en Jacob celui qui renonce à l’usage de la violence, on peut voir dans son fils Joseph l’homme « doux et humble de cœur »(Révélation de Jean) qui accomplit cette sagesse de la sollicitude jusqu’au sacrifice de soi et pour le bien de tous – défaite qui est en même temps triomphe. Il est donc déjà en quelque sorte, « l’agneau égorgé (mais) debout » de la Révélation… Préfiguration donc, à bien des égards…
Ce renoncement est la condition de sa libération : Joseph ne s’identifie pas à sa situation de victime. Car il n’y a de victimes que complices : nous sommes complices de nos souffrances dans l’exacte mesure où nous avons besoin de nous identifier pour exister. Nous ne pouvons souffrir de perdre que ce à quoi nous nous sommes attachés. Je ne dis pas cela pour minimiser la responsabilité des bourreaux et culpabiliser leurs victimes mais pour rappeler que la voie spirituelle est une voie radicale d’autolibération (puisqu’elle ne fait pas dépendre notre salut de l’intention ou de l’action d’autrui), très différente de celle du Droit ou de la Morale (qui pensent en termes de faute et de réparation). C’est cette sagesse de Joseph que Jésus reformulera en disant : « Ma vie, on ne me la prend pas, c’est moi qui la donne ».
B. Sincérité
A la différence de Jacob, la vie de Joseph est empreinte de sincérité et semble nous dire : si tu n’as pas poussé la sincérité jusqu’à te sentir inquiété ou fragilisé parce que tu préfères suivre sa Voie plutôt que les séductions de ce monde, voire brisé (comme il l’est lorsqu’il repense à son frère cadet et à l’espoir de revoir son père), alors tu n’es pas encore en cohérence avec sa présence. Elle seule peut te libérer du sérieux de ton rôle et du risque d’avoir raison. Le Psaume 51 saura s’en souvenir : « Ce qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé »…
La sincérité est un autre nom de la simplicité (ch.1), ou du désir de simplicité – contre la duplicité (qui consiste à cacher par des paroles ou des actes, des intentions hostiles ou égoïstes). C’est un désir d’unité avec le réel, beaucoup qu’une simple affaire (morale) de cohérence entre les paroles et les intentions. Il ne s’agit pas de faire tout ce qu’on peut pour dire ce qu’on pense, mais pour être avec ce qui est. Témoins les occurrences du thème de la Réunion ou du Rassemblement, concluant l’exaltation de Joseph par la bouche de Jacob, au chapitre 49 : « Réunissez-vous… »(Gn49, 1) ; « Rassemblez-vous… »(Gn49, 2) ; « Je vais être réuni aux miens… »(Gn49, 29).
D’un point de vue simplement moral, on pourrait douter de la sincérité de Joseph qui ruse avec ses frères pour obtenir le retour de Benjamin et revoir Jacob. Mais c’est que sa sincérité n’implique pas naïveté, ni respect servile d’un devoir convenu! C’est, si l’on veut, une sincérité supra-morale – paradoxale – bien au-delà d’un mensonge qui ne la diminue pas… Il s’agit donc moins d’être sincère avec les autres (au sens moral, comme exigence de transparence), que de l’être – c’est-à-dire d’être cohérent – avec son désir d’être. Ce désir d’être dans lequel la sincérité s’enracine, n’est pas une représentation de soi (désir d’être ceci ou cela), mais un désir d’être en lien – désir d’ouvert, désir d’aller vers. Ici, c’est par la pensée affectueuse qu’il a pour son petit frère et pour son père, que Joseph est. Et on voit même comment, malgré sa ruse (fraternelle), Joseph inclut finalement jusqu’à ses frères dans les bénéficiaires de son geste : il n’y en aura pas un qu’il n’embrasse de pleurs (Gn 45, 15) ! Joseph est – par la considération qu’il donne ; et il est, si être peut se mesurer, à proportion du don qu’il fait de lui. C’est à proportion de ce qui se donne dans son intention que se mesure sa sincérité. C’est ce qu’il donne qui le fait être, non ce qu’il possède (statut social, etc.) même si, bien sûr, il n’oublie de pourvoir aussi ses frères des céréales qu’ils étaient venu chercher. Tout ce que nous possédons en termes de statut ou de richesses conforte seulement une image, nous maintient dans le jeu de la représentation. Etre sincère dans son désir d’être implique la capacité de se désidentifier de cette image, pour aller vers ce qui fait lien : le don d’une intention. C’est pourquoi on peut dire avec Mère Thérésa, que « tout ce qui n’est pas donné est perdu ».
C. Les rêves de Joseph
Après le rêve de Jacob (Gn 28, 10), cinq rêves viennent envahir la fin du texte de la Genèse : ils structurent toute la vie de Joseph – à cause de leur texture manifestement particulière et de l’importance que leur dépositaire sont obligé de leur accorder, on pourrait dire, en langage bouddhiste, que ce sont des « rêves de clarté », et toujours des rêves prémonitoires : celui de sa jeunesse (Gn 37) qui vaudra à Joseph la rancœur de ses frères et la servitude en Egypte ; puis les deux rêves des officiers (Gn 40) ; et enfin les deux rêves de Pharaon (celui des épis, et celui des vaches en Gn 41) dont le déchiffrement vaudra au sage la promotion au poste de gouverneur d’Egypte.
La Genèse finit donc comme une méditation sur un type de rêves loin d’être considéré comme un simple épiphénomène de la vie nocturne. Il inquiète et appelle un décodage. Il détermine toute la vie, ou la mort, de l’individu (Gn40) comme de la cité (Gn40). Il en contient la clé et ce n’est pas une fiction personnelle. Joseph ne rêve pas : il ne fait pas un rêve, c’est son rêve qui le fait. Sa vie est la réalisation postérieure – et par étapes, cauchemardesque – du rêve qui l’annonçait en résumé. La vie est un rêve un peu moins transparent, le rêve est sa synthèse intense.
La science moderne reconnaît qu’elle ne comprend pas la signification biologique du rêve : on peut seulement montrer qu’à la longue un sujet privé de rêve finit par halluciner, puis par mourir. On peut seulement démontrer qu’il est vital de rêver, mais on ne sait pas expliquer pourquoi.
Le rêve est pour Freud, dans l’Interprétation des Rêves, la Voie Royale qui mène à l’Inconscient, la réalisation déguisée d’un désir (sexuel) refoulé. Mais pour Jung, à l’écart du pansexualisme freudien, c’est un mécanisme de compensation psychique. C’est sans doute lui qui se rapproche le plus de ce que la Bible nous dit des Rêves : le rêve, spécialement quand il se répète – comme c’est le cas du rêve de Pharaon – prend une signification particulière. C’est un signe divin, qui parfois critique et parfois encourage, mais toujours montre un chemin, souffle conseil. Si tel est le cas, on ne peut dire que le rêve parle de notre désir, mais qu’il parle à notre désir ; ce n’est pas le désir qui en détermine les images, mais ce sont les images qui visent à déterminer le désir, à le limiter ou à l’orienter. La science nous en dit si peu de choses, et les spécialistes sont en tels désaccord, qu’il est difficile d’y voir clair.
Que dit du rêve la Genèse d’une connaissance que ses auteurs en auraient eu? Comment « entendre » et déchiffrer son message –sinon que c’est une science dévolue à celui qui sait sincèrement s’effacer pour entendre ? Ainsi il est peut-être significatif que c’est au petit Joseph, l’avant-dernier des douze fils de Jacob, qu’il est donné de recevoir ces messages divins. Significatif sans doute aussi, que la science de son interprétation en lui soit donnée au cours de son passage consenti (malgré l’injustice) par les geôles de Pharaon – c’est-à-dire au cœur de l’humilité sincère. Faut-il y voir, mutatis mutandis, une référence à la pratique de la « retraite obscure » (c’est le nom qu’on lui donne chez les bouddhistes) – comme à une manière radicale de mettre en question les conventions qui fabriquent notre identité sociale et psychologique ? Evidemment, nous n’avons pas de réponse.
Mais si certains êtres reçoivent de tels rêves avec autant d’insistance que Joseph, ne sont-ils pas obligés de se poser des questions sur l’irréalité de la vie ? L’importance croissante du rêve en ôte proportionnellement à la vie même. Peu à peu, c’est la vie qui devient rêve en perdant de sa consistance, et le rêve qui devient réel par la consistance des informations et la force des émotions qu’ils font naître. La réalisation progressive des rêves (le processus par lequel les rêves finissent par devenir plus réel que la réalité empirique dans laquelle nous baignions quotidiennement) nous désidentifie de la réalité empirique et de notre corps – récepteur transitoire d’informations et d’émotions qui l’ouvrent à un autre plan de réalité. Quelque chose des « tuniques de peau » enfilées en Gn3, 21 est en train de tomber. La réalité empirique retrouve sa transparence originelle, ou quelque chose de sa « nudité » perdue (Gn 3, 10). Rêver et écouter les rêves deviennent des actes spirituels, thérapeutiques : on y prend soin de ce qui est entendu et de se rendre disponible à ce qui permet d’en comprendre le sens, car ce n’est pas Joseph qui interprète les songe, mais comme le dit Joseph : « C’est Dieu qui donne l’interprétation » (Gn 40, 8).
Joseph travaillant, Biblia Figurata, Raphael de Mercatellis, XVe s.
Y avait-il dans un art ancien d’interpréter les songes ? Difficile à dire puisque c’est Dieu qui interprète. Mais il y a probablement au moins un art de se mettre à l’écoute, de diminuer pour augmenter.
Alors à la fin, en signe d’exaltation, Joseph est rebaptisé « çophnar panéah » qui signifie « Dieu dit : il est vivant ». Comment l’est-il devenu ? Difficile de le dire, puisque ce qui fait qu’il l’est ne lui appartient pas. Joseph est l’archétype de ce surcroît de vie qui advient à celui réussit sa traversée et s’est dépouillé de sa mue. Le texte ne donne pas de recette mécanique, de truc de prestidigitation, mais rappelle que ce surcroît de vie est acclamé dans la joie de « l’attention ». « Abrek » est le cri de la foule au passage de Joseph. Le sens banal du mot ne dit rien – il ne faut pas l’entendre comme une mise en garde, et encore moins invitation à la méfiance. Mais comme un état de conscience auquel la grande santé nous maintient – l’état de conscience de celui qui est vraiment vivant. C’est ainsi que Joseph est « établi sur tout le pays d’Egypte » (Gn 41, 43), entendons : c’est par l’attention que nous pouvons traverser et dominer l’Egypte, Mitsraïm, litt. notre « étroitesse », nos angoisses. Créer de l’espace, prendre de la hauteur – ainsi que le dira le terme Yasha : délivrer, respirer au large, et qui désigne aussi le salut, ou la guérison.
D. Economie du Salut (3) : la catallaxie ou l’amour jusqu’au pardon des ennemis (Gn 50, 17)
Si l’homme de l’Exil était celui du Déluge, plus souvent maudit que sauvé ; si celui de l’Exode était celui du Sacrifice ; celui du Salut final est exalté dans l’Amour. Car l’Alliance promise n’est autre que l’Amour. Aimer, c’est s’unir. La reliance est l’un des innombrables noms de l’Amour. L’essentiel dont tout le texte nous invite à cultiver la mémoire n’est finalement rien d’autre que l’Amour.
Mais se souvenir de l’essentiel, c’est aussi – paradoxalement – savoir oublier, et tout spécialement savoir « oublier » sa famille (Gn 41, 51). La Genèse est l’histoire d’une généalogie, mais cette généalogie est l’histoire d’une genèse – la genèse essentielle, la manière dont nous venons à l’Etre. Ce n’est donc pas la plate apologie de la famille au sens sociologique du terme, celle que les fondamentalistes veulent naïvement défendre. La famille – même celle des fils d’un patriarche ! – peut aussi être un foyer pathologique – le nid de tant de jalousies, de paroles et de pensées toxiques. Il faudra aussi savoir s’en libérer, non pour la condamner mais pour la voir telle qu’elle est, et apprendre à faire avec, ou sans. Jésus ne dira et ne fera pas autre chose – on l’oublie trop souvent. Joseph est heureux de s’en être libéré au point de nommer son premier fils : Manassé, « car, dit-il, Dieu m’a fait oublier toute ma peine et toute la famille de mon père »(Gn 41, 51). Il faudra bien de l’Amour aux défenseurs de la famille, pour pardonner les auteurs de la Genèse ! Au moins autant qu’à ses détracteurs si sensibles aux thèmes du fratricide et de la trahison, car il n’y a de pas pire ennemi que celui qu’on a d’abord aimé. Ici, toutefois il ne s’agit pas de défendre ou de condamner mais de comprendre – autant que possible – comment convertir l’ennemi en ami. C’est cet art que nous avons déjà appelé : catallaxie.
Mais ces épreuves sont les conditions de l’oubli salutaire qui est directement associé à la fécondité par le nom que Joseph donne à son second fils : Ephraïm – « car, dit-il, Dieu m’a rendu fécond au pays de mon malheur »(Gn 41, 52). A quelque chose malheur est bon. Plutôt que de maudire nos épreuves, c’est en les traversant avec l’aménité de Joseph, avec un bon estomac, que l’on devient « intelligent » ou « sage » (Gn 41, 39), c’est-à-dire (au sens étymologique du verbe latin inter-legere) capable de « lire entre » les lignes ou à travers les réalités conventionnelles figées par la morale et la société. Il est facile de rester englué dans les jugements moraux, approbateurs ou réprobateurs mais plus difficile de comprendre pourquoi, selon le mot de Joseph, Dieu nous a « envoyé » (Gn 45, 5) dans telle ou telle direction, c’est-à-dire d’avoir l’intelligence de déchiffrer entre les accidents apparents et parfois tragiques de nos parcours les plans d’une intelligence de la Vie qui nous appelle vers les hauteurs – que les théologiens postérieurs appelleront : Providence. Joseph est, à l’instar d’Œdipe, un déchiffreur d’énigmes. Il rassure ses frères effrayés : « ne soyez pas chagrins et ne vous fâchez pas de m’avoir vendu ici » – car le sphinx est désarmé : « Ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici ».
Le message ultime de Joseph est donc : l’amour – y compris celui des ennemis les plus difficiles à pardonner (les frères ainés traitres à Joseph). Ce qui nous accroit est, encore une fois, dans tout ce que nous sommes capables de donner. Mais on le voit : il ne suffit pas de s’y exhorter, de ravaler sa rancœur et ses larmes, et de se forcer un bon coup à y croire ! Même si nous ne voyons jamais Joseph se plaindre ou pleurer dans les geôles de Pharaon, on devine bien que le processus du pardon a demandé à Joseph beaucoup de temps pour comprendre que « Dieu l’a envoyé en avant pour (…) sauver vos vies pour une grande délivrance ». La grande délivrance n’est pas, comme une lecture trop rapide pourrait nous le faire penser, celle de la famine évitée par les péripéties de l’histoire ; c’est plutôt, celle de la haine convertie par un amour de déchiffreur. Ce qui nous permet au passage de rappeler la définition que Jésus donne de l’Amour : Aimer, c’est servir, non se faire servir. Mais soyons sincère : nul ne peut aimer ceux qu’il croit être ses ennemis – un tel amour tiendrait plutôt de l’hypocrisie et de la pathologie que de la sagesse ! Pour pouvoir les pardonner, encore faut-il réellement avoir compris que – et pourquoi – nos ennemis « ne savent pas ce qu’ils font »(Lc 23, 34).
Le point est crucial mais délicat, psychologiquement parlant (il rend compte de toute l’hypocrisie de ceux qui voudraient peut-être un peu trop vite imiter Jésus, sans s’être exhaussé d’abord à son niveau de conscience): aucune victime ne peut aimer ses bourreaux tant qu’elle ne voit en eux que des bourreaux – sinon ce n’est pas sagesse et amour sage ; tout juste un problème psychologique (hypocrisie ou masochisme). Mais un bon parent peut et doit continuer à aimer ses enfants même quand, étant sous l’emprise des frustrations qu’ils doivent traverser, il arrive que ces enfants leur en veuille et projettent leur colère sur eux. Un bon père, une bonne mère qui reçoit une injure injustifiée, ne rend pas coup pour coup, et ne fait pas usage de répression et de punition, mais –du moins, il faut l’espérer, et l’essayer – se tient d’abord et essentiellement dans une attitude d’ouverture, pour boire ensemble l’amertume et aider, par sa tranquillité et sa compassion, à apaiser l’indigestion. L’expression de Jésus selon laquelle il faut tendre l’autre joue quand on a été frappé sur la première est problématique : elle suppose ce discernement, cette hauteur dans l’affection paternelle, sans laquelle l’amour prétendu risque de se réduire à une mise en scène à laquelle on a peine à croire, ou s’expliquer par une inclination doloriste.
Dans la vie de Jésus, la question de l’Amour et du Pardon des Ennemis est encore plus compliquée que chez Joseph – parce que l’histoire de Joseph avait très tôt tourné à son avantage : après avoir été vendu puis emprisonné, il s’était vu promu gouverneur d’Egypte, mais il n’y a pas un aussi simple happy end dans la vie de Jésus. Il meurt sur la Croix. Jésus radicalise le message de Joseph, nous invitant à dépasser la superstition selon laquelle la confession d’un Dieu fera tourner toutes les péripéties de notre vie à l’avantage de nos affaires terrestres. Il nous invite à voir dans le texte de la Genèse un symbole de la sagesse plutôt qu’une histoire à prendre au pied de la lettre. Il se peut que, sous les coups d’un meurtrier, nous ayons nous aussi à mourir. Comment vivrons-nous cette situation ? Jésus, malgré la menace réelle qui pèse sur lui, ne voit plus les bourreaux ou les ennemis mais des enfants ignorants, il continue de penser en « bon père », avec une commisération difficilement égalable, il faut bien l’admettre, mais qui nous montre une direction spirituelle. Bien sûr, il est traversé par le sentiment d’une effroyable solitude (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »(Mc 15, 34), derrière laquelle pointe le spectre de la dépression), mais le pardon est, selon les Synoptiques, son dernier mot.
L’Amour des ennemis, le pardon comme dernier mot. Comment est-ce possible ? Est-ce bien raisonnable ? Comment ne pas crier à l’absurde ? Pour que le message de Joseph et de Jésus puisse nous toucher (et pas seulement nous faire rire ou nous agacer), il faut pouvoir voir dans la mort autre chose qu’un anéantissement pur et simple. C’est parce que Jésus a cette « vision » ou ce savoir qu’il peut relativiser l’épreuve à traverser et lui donner sens. C’est un savoir de la mort qui lui permet de donner à l’Amour toute sa profondeur, sans prêter le flanc, dans le meilleur des cas, à l’accusation de niaiserie ou, au pire, à celle de perversion masochiste. Ut mors fortis est dilectio, lit-on dans le Cantique des Cantiques : l’Amour est fort comme la mort. Comprenons : la mort (la façon dont nous mourrons) est l’épreuve et la preuve de l’Amour dont nous aurons été capables en cette vie. Mourrons-nous en maudissant la vie et nos « ennemis » ? Ou aurons-nous d’ici là été capable de leur pardonner et de « partir en paix » avec eux – quelque soient leurs sentiments à notre égard ? En regard avec le pardon de Joseph, le pardon de Jésus nous aide à en comprendre toute la difficulté, et à l’approfondir – à éviter l’écueil d’un Amour trop sentimental et trop optimiste, et pour tout dire un peu trop naïf. Mais malgré cette différence d’accentuation édifiante, les deux histoires concluent au fond à l’identique : Joseph, promu gouverneur d’Egypte et réuni aux siens ; Jésus ressuscité. Dans les deux cas, l’épreuve était la matrice d’une renaissance ; il y a Exaltation, accroissement d’être. Le texte quelle que soit sa dimension littéraire, son degré de fiction, est profondément fidèle à la vérité spirituelle d’un accroissement d’être, d’une augmentation de la puissance.
C’est pour nous encourager à y penser que ce texte est écrit – même s’il « n’est qu’un » mythe ; cet effort de pensée et de compréhension vient en soutien du silence de la prière/méditation, approfondir notre écoute et notre compréhension, notre vision directe du réel, renforcer notre reliance : renforcer notre foi. Or cette Foi est essentielle, car comme nous le rappelions avec Platon : « Le mythe peut nous sauver, si nous y ajoutons foi » (Rép.X).
Conclusion :
Etre thérapeute, ce n’est pas combattre les symptômes, ni combattre la maladie, mais trouver dans la détente la place de faire croître ce qui en nous est déjà en bonne santé. Et tant que nous sommes vivants, il y a toujours quelque chose en nous qui s’enracine dans la santé et la lumière. Il s’agit de trouver comment organiser les circonstances qui permettent à cette santé de fleurir. Où, avec qui, comment vivre pour que cette santé porte ses fruits, prolifère ? Dans quel environnement ? Avec quels animaux et pourquoi ne pas les manger ? Avec quels proches et comment ne pas leur faire de reproches ? Comment permettre à cette santé de déborder ?
Deuxième note : Ce commentaire ne prétend pas épuiser le potentiel de signification du texte. Il tente une herméneutique, mais doit pour cela laisser sur le bord du chemin une quantité d’indices remarquables qui auraient pu venir en renfort ou en objection à l’interprétation proposée. Il n’y a pas d’herméneutique absolue, tombée du ciel, impartiale : la mienne, comme toute autre, part de certains choix, d’une intuition qui soutend mes arguments autant que mes arguments la soutiennent.
Peut-être indiquerons-nous en rouge quelques-unes des questions que nous ne traiterons pas parce qu’elles auraient, à force de subtilités, beaucoup trop alourdit le commentaire ou tout simplement parce qu’elles posent des questions que nous n’avons tout simplement pas pu intégrer au plan général de l’exposé.
Cette marge « rouge » nous a paru fondamentale parce qu’elle rend le Texte a son indétermination essentielle. Tout fondamentalisme sérieux devrait se souvenir que nous ne sommes que des hommes qui, dans leur dialogue avec l’Infini, ne font que des tentatives. C’est en cela que selon le mot de Nietzsche, nous sommes nous-mêmes des tentateurs – et nous devrions nous en rappeler. Tenter, au double sens d’essayer et de provoquer, c’est ouvrir des possibles. Le tentateur est, au contraire du dogmatique ou du terroriste, celui qui ne cède pas à la tentation de réduire les possibles à l’explication qu’il en donne. C’est ainsi que le tentateur s’amuse de lui-même.
On sait que le texte de la Genèse est un texte pluriel qui synthétise ou simplement rapporte diverses traditions orales (« élohistes », « yahviste », « sacerdotales », « deutéronomistes »), qui parfois se répète, parfois propose d’autres versions d’un même épisode. Sa lecture est en soi une leçon de tolérance. Le commentaire que nous en proposons rend hommage à cette éthique de l’art d’interpréter. Et c’est pourquoi, nous proposons une sorte de commentaire hologrammatique (bien que limité pour ma part à des arguments de type philologiques), c’est-à-dire une méthode qui permette de regarder ce texte à étages sous plusieurs angles.
i. Lire la Genèse et les Bibles en général : comment ?
L’objectif recherché dicte une méthode. Les attentes du lecteur, spécialement l’idée qu’il se fait de la vérité dont il a besoin, déterminent les outils qu’il va se donner pour l’atteindre. La vérité dont j’ai besoin n’est pas celle de la science objective ; je n’ai pas besoin d’arguments à débattre, car la raison est « ployable à tous sens » comme disait Montaigne, mais j’ai besoin d’une vérité dont la conscience me guide plus sûrement qu’un chien d’aveugle – raison pour laquelle, je crois, on la nomme : Adonaï – en hébreu – ou Dominus – en latin – c’est-à-dire : Seigneur, ou Maître – deux termes qui renvoient à une force capable de guider en toute sécurité, c’est-à-dire malgré les incertitudes de l’examen rationnel. Vérité ne désigne donc plus ici, comme dans la science, le produit d’un travail de la raison, mais celui d’une conscience, d’une intention, d’une intuition directe de son objet. Elle n’exige pas des raisonnements, mais une vigilance ; pas de démonstrations mais une attention ; pas de réflexions, mais une présence ; pas de calculs, mais une mémoire. C’est ce que dit le mot Aléthéia, trop simplement traduit du grec par : « vérité ». Aléthéia s’enracine dans l’image du Léthé, le Fleuve mythologique de l’Oubli que tous les réincarnés ont traversé avant de rentrer dans un corps. Le A alpha privatif a un sens négatif : il signifie que l’accès à la vérité est donc une forme de Dés-oubli, de Rappel, de Mémoire – que nous n’inventons ni ne construisons, mais que nous re-découvrons. Ce qui caractérise la Vérité, entendue dans son étymologie grecque, c’est moins le processus rationnel de calcul et de vérification que la présence par laquelle elle s’atteste, son étrange familiarité, la proximité rassurante d’un retour chez soi, la réappropriation de ce qui était déjà là. L’aspirant à la sagesse n’a pas essentiellement besoin de vérités autorisées, de procédures de pensées correctes et de résultats scientifiquement établis : il a surtout besoin de se sentir chez soi dans la pensée. Il a besoin d’un rapprochement.
Avant d’inventer la science, quelque part en Grèce au tournant du 6e siècle a.n.e., les hommes ont raconté des histoires capables de leur faire vivre et revivre ce sentiment d’une présence. Ils ont progressivement couché ces histoires sur un support matériel : en Mésopotamie d’abord, à Sumer avec l’Epopée de Gilgamesh au milieu du IIe millénaire a.n.e., puis en Grèce avec l’Illiade et l’Odyssée selon Homère, comme ailleurs autour de la Méditerranée avec les différentes versions de la Genèse et d’autres textes que Ezra compilera au 6e-5e siècle a.n.e. Bref, différentes cultures ont produit leur corpus de Livre, leur Bible : un ensemble de textes sacralisés parce qu’il contenait l’essentiel d’une sagesse, un ensemble d’images, de mots, de conseils, précautionneusement consignés parce que considérés comme dignes de montrer un chemin. On peut même considérer que c’est toute l’humanité qui se livre à cet exercice, puisque, entre le milieu du IIe millénaire et la fin du premier, la Chine aussi, qui ne semble pas reliée au bouillon de culture méditerranéen, produit ses premiers dessins et textes rassemblés sous le nom de Yijing. Là bas aussi apparaît l’importance d’un 道, Dao – d’une Voie – dont l’essentiel est dit dans un Jing, une trame qu’on appellera un « classique » – un texte sacré.
Avant Ezra, et après la prolifération de textes, autour des quatre ou cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, qui se sont disputé leur référencement dans le Canon autorisé (et même encore, un peu plus tard en terre d’Islam avec les débats sur les Sourates du Coran et les Hadiths), l’humanité ne cesse de discuter et remettre en question la prétention des Textes légitimes. Une Bible ou un Livre est un texte digne de nous conduire. Mais de conduire qui ? Comment un groupe se reconnaît-il autour des valeurs d’un texte ou d’un corpus de texte unifié ? Quels sont les critères qui exigent de sauver ces textes de l’oubli pour qu’ils nous sauvent du nôtre ? Les réponses à la question varient énormément. Il n’existe pas une seule bible, mais plusieurs – elles sont autant de bibliothèques. Et plusieurs communautés différentes qui s’en réclament : Juifs, Samaritains, et parmi les Chrétiens : Catholiques (qui fixent leur Canon en 1546), Protestants (qui suivent le Canon hébraïque pour l’AT et celui des Catholiques pour le NT), ou encore parmi les Orthodoxes eux-mêmes (dont le Canon fut fixé lors du Concile de 692): nord-méditerranéens, Ethiopiens (ces derniers compilant 81 textes, dont le Livre des Jubilés et le Livre d’Hénoch) – toutes ces Communautés parlent de Bible : aucune n’a la même. Il se trouvait même, au premier siècle, un certain Marcion qui dont la Bible rejetait radicalement tout l’AT !
Ne tirons pas de ces débats sans fin la conclusion que ces Livres ne contiennent aucune vérité unanime et vraiment divine ; mais acceptons de reconnaître que les hommes jugent de Dieu à la hauteur de leur niveau de conscience : le choix d’un Canon par les hommes et celui d’un homme ou d’un groupe par Dieu est un choix circulaire. On choisit autant qu’on est choisi. Ces Bibles parlent de nos choix spirituels autant qu’elles parlent d’un Dieu : elles parlent de ce que nous avons compris de lui. De là à dire que le cheminement qu’elles nous proposent n’est une chimère ou une folie arbitraire, il n’y a qu’un pas – vite franchi par tous les détracteurs qui rient de ces Bibles comme du baron de Munchausen qui prétendait se sauver de la noyade en se tirant lui-même par les cheveux. Toute la difficulté, pour ne pas brûler dans le court-circuit d’une pétition de principe divine (« Telle Bible est la bonne parce que c’est Dieu qui l’a inspirée, et Dieu l’a inspirée puisque c’est la Bible») ni se noyer dans le relativisme que lui objectent ses détracteurs (« Aucune Bible n’est bonne parce qu’elles sont toutes écrites par des hommes, d’ailleurs en désaccord les uns avec les autres »), est de formuler aussi clairement que possible les attentes d’une spiritualité et les critères qui permettent d’en mesurer les progrès.
Il ne me revient pas de proposer par exemple un ensemble de critères qui permettrait de trancher entre la vérité et l’hérésie : l’idée d’une vérité qui serait le contraire d’une erreur à dénoncer et à combattre n’a que trop généré de violences – dans l’histoire des Religions comme dans celle de la Politique ou de la Science. Cette violence qu’on peut qualifier de dogmatique n’est d’ailleurs pas le monopole des doctrines religieuses et Religions instituées puisque l’Athéisme sûr de lui – si différent de l’Agnosticisme incertain et ouvert – n’en est finalement que l’envers, simplement attaché à la certitude opposée. Par contre, je puis, sans prétendre en juger pour d’autres que moi, essayer d’expliquer pourquoi je choisis tel texte comme digne de me guider, c’est-à-dire pourquoi j’y reconnais un appel, une ouverture, une intensité spirituelle capable de mettre en chemin, de m’initier ou de me consoler. Car s’il y a une intelligence organisatrice dans l’univers, on voit qu’elle ne s’adresse pas toujours à nous à coups de matraques et par un discours univoque : dans certains intervalles de temps et dans une certaine mesure, malgré nos limites aussi, nous restons libres d’entendre une sagesse possible à travers tel texte plutôt que tel autre. Il est devenu difficile, grâce au progrès du débat mondialisé, de prétendre réduire cette sagesse possible à une sagesse unique – au sens où elle serait exclusive de toutes les autres. D’autres sagesses sont tout aussi possibles, chacune n’est unique qu’au sens où elle est unifiée, entière, cohérente – par rapport aux différentes formes de savoir, spécialement scientifiques, qui sont toujours partiels, parcellisés parce que spécialisés.
Ainsi nous essaierons, chacun pour soi mais dans la joie de partager, de témoigner l’unité acquise grâce au chemin choisi : raison pour laquelle une Bible est faite de Testament. Tertullien a tout particulièrement précisé le sens de la notion : diathêké – en grec ; testamentum – en latin. Non seulement au sens notarial de ce qui est digne d’être transmis en héritage (mais alors avec le risque de laisser entendre que le reste ne le mérite pas), mais encore en un sens spirituel : est Testament le témoignage subjectif concernant ce qui me conduit vers une paix et une unité plus profondes. Un témoignage n’est donc pas une preuve. Une preuve ou démonstration produite est universelle ou indiscutable parce qu’elle est capable de convaincre de tout interlocuteur rationnel (exemple : on peut démontrer le théorème de Thalès ou celui de Pythagore) – mais le témoignage n’est une preuve que pour celui qui la formule : elle dit ce qu’un témoin a vu, mais chacun sait d’abord que tout témoin n’est pas de bonne foi et ne doit donc pas être cru sur parole, mais aussi que même en toute bonne foi, le témoin peut se tromper, que des témoignages différents et parfois contradictoires peuvent être rapportés (Lc, XXII, 70). Bref, même quand il s’agit d’un témoignage spirituel qui vise à dire une Vérité privilégiée, la notion de « témoignage », sans relativiser ni minimiser cette Vérité, circonscrit les conditions de sa manifestation, limite les prétentions de sa validité au sujet qui l’énonce. Et c’est sans doute bien ainsi, car la vérité spirituelle n’attend pas de nous soumission aveugle, mais elle attend une expérimentation sincère où chacun mette à l’épreuve ce qu’il a compris. On suit la vérité, et quand on l’a vue ou comprise, on y obéit, mais on ne s’y soumet pas (simplement par ouï-dire, ou par crainte des menaces d’une autorité). « Venez et voyez ! », disait Jésus (Jn I, 39). Lui-même témoignait. De quoi témoignait-il? A nous de « voir » cela, par nous-mêmes. Lorsque des chefs du peuple et des soldats lui demandent de se « sauver » lui-même (Lc, XXIII, 37) : c’est une preuve qu’ils demandent ; non seulement ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc, XXIII, 34), mais ils ne savent pas non plus ce qu’ils disent. C’est donc un malentendu – auquel Jésus ne réplique pas : en matière de spiritualité, il n’y a que des témoignages. Dès lors, ce que nous appelons Bible est un recueil de textes (de composition variable) que nous expérimentons et dans lesquels nous pensons trouver, certes avec plus ou moins de bonheur (en fonction de notre niveau de compréhension et de nos déluges), les jalons d’un chemin d’unité et de paix intérieures.
C’est un fait que nous souffrons encore d’une rigidification séculaire de la pensée, fustigée sous le nom de « dogmatisme ». Témoin le sens même de texte canonique ou de règle canonique, qui en est venu à désigner un texte ou une règle dont l’autorité est indiscutable. C’est tristement faire fi des siècles passés à la discuter, des Conciles férocement polémiques où les hypothèses les plus audacieuses étaient aussi examinées. En effet, Kanon est un terme grec qui vient de l’hébreu Qanè signifiant : le roseau, le jonc, mais aussi : acquérir – et enfin : l’étalon de mesure. Sous cette dernière acception se profile bien l’idée d’une règle, ou plutôt : d’un principe de régulation, car le Kanon ou Qanè n’est pas tout à fait fixe : comme le jonc ou le roseau, il flotte dans le vent, au gré des circonstances variables à l’infini. Ce qui ne signifie pas qu’on peut le plier à ses désirs ou le manipuler à son gré (car en ce cas, autant dire qu’il n’y aurait pas de principe), mais qu’on peut et même qu’on est invité à l’adapter aux circonstances. Là est toute la différence entre le rigorisme de la règle (qui se méfie partout du laxisme et du désordre) et une sagesse de la régulation (qui privilégie le souci d’épouser la fluidité du réel). Kanon renvoie donc à la souplesse et à l’élasticité du végétal (que je comparerais volontiers pour la Chine, avec la référence constante au bambou), plutôt qu’à la règle contraignante et définitive. Comme tout végétal, jonc et roseau ont des racines fixes, mais ils sont aussi capables de mouvement et d’adaptation, face au souffle du vent qui symbolise le dynamisme et les inflexions infinies du réel. C’est d’ailleurs sans doute ce qui a inspiré le choix de ce matériau pour la fabrication des « plumes » de calligraphie qui ont pour mission de faire voir par l’écrit la souplesse d’une pensée. Le Kanon n’est pas une règle fixe (ce que nous appellerions peut-être aujourd’hui péjorativement « dogme »), une parole figée, un règlement qui ne supporte pas d’exception, mais un principe fluant de régulation. On l’a parfois appelé « Loi », mais au risque de lui donner un sens contraire à celui qu’il désigne. Car le Kanon guide sans contraindre, servant plutôt à « mesurer » et à « prendre la mesure » du réel, à l’interpréter au fil de ses modifications constantes, qu’à le réduire à une équation simple. Il sert à approcher le réel vivant, et non à tuer ou asservir, celui qui fait le choix de s’en servir. Le Kanon n’est pas un carcan imposé pour interdire les audaces erronées, arme de combat contre le laxisme des mœurs et de la pensée ; c’est une proposition relativement éprouvée, susceptible de nous orienter (mais sans garantie absolue) vers un bon potentiel d’interprétations – sans jamais nous prémunir à coup sûr contre les erreurs.
Parce que nous sommes seuls face au réel (ce que j’en vois est différent de ce que vous en voyez, là où vous êtes, même si nous en parlons ensemble, etc.), le Kanon est l’ensemble des principes consignés dans un Texte et que nous dégageons de sa lecture pour nous consoler (étymologiquement : ce qui nous accompagne dans notre solitude) des épreuves que nous y traversons. Le Kanon est la feuille de route, la boussole à laquelle nous nous fions ultimement, en dernier ressort : notre consolation.
Ces brèves considérations exégétiques (relatives aux différentes compilations possibles de textes, qu’on appelle Bibles) sont au service d’une herméneutique philologique qui interroge les langues de la Bible et le français dans lequel je m’exprime, spécialement pour ce qui est du nom des personnages ou d’un certain nombre de termes significatifs (lieux, choses…); parce que je me suis essentiellement demandé quel pouvait être l’intérêt d’une lecture de la Genèse pour « croître » en humanité, être peut-être, spirituellement parlant, plus vivant. La vérité n’est donc évidemment à chercher ni du côté d’une parole autorisée et garantie par un clergé, ni du côté d’une lecture historisante et savante. Ni du côté de la science, ni de celui de la religion.
Comme pour l’interprétation d’un rêve, j’ai répondu aux sollicitations du Texte chaque fois qu’une bizarrerie se présentait. Le Texte superpose différentes traditions de récit (élohiste, yahviste, etc.) : du coup, les doublons, les décalages et les contradictions peuvent interpeler – et c’est un fait qu’elles m’ont souvent éclairé, beaucoup plus qu’embarassé – une fois, bien sûr, l’étonnement initial digéré… De la même manière, lorsque nous refaisons un rêve, ou reconnaissons un motif du rêve qui se répète (par exemple les rêves si décisifs à deux moments très éloignés de la vie de Joseph), ou lorsque dans un rêve, une perception attendue est prise à contre-pieds (ainsi d’un singulier au lieu d’un pluriel attendu, d’un masculin au lieu d’un féminin etc, comme par exemple en Gn I,22, un « coté » apparaissant où on s’attendrait à une « côte »), nous savons que nous avons affaire à quelque chose qui mérite d’être pensé. Répétitions et déformations créent une impression d’étrangeté onirique. Comme au sortir d’un rêve, c’est cette étrangeté que nous essayons de fixer, d’éclairer, d’expliquer. Lire la Genèse comme un texte lucide et ludique en même temps, comme une sorte de rêve – un « rêve collectif ». Comme si c’était surtout à travers les surprises du texte que quelque chose se donnait à déchiffrer. Simplement, pour éviter de se perdre dans un labyrinthe de divertissements où le sens du Chemin risquait de finir par se perdre, il fallait pouvoir sélectionner parmi des trouvailles disparates celles qui se donnent pour indices convergents d’un chemin qui vaille la peine.
ii. Histoire, Voie et Sens
En Méditerranée orientale, comme en Chine, en Inde, en Asie du sud-est, ou en Europe, la sagesse est la recherche d’un chemin. Tout se passe comme si l’on avait d’abord remarqué que l’homme ordinaire était désorienté ou dispersé. Il faut alors se mettre en chemin : « Va vers toi » dit Dieu à Abram (Gn, 12).
En Chine, Laozi parlait d’un « voyage (de mille lieux commençant par un pas) ». Voyage n’est pas errance, vagabondage sans but : même si le sage à l’instar de Zhuangzi, peut avoir l’air d’un excentrique, voire d’un raté parce qu’il ne souscrit pas aux codes de sa société, il va vers une certaine lumière (que Zhuangzi en ch., appelle 明, ming), il va vers une certaine authenticité (en ch., 真, zhen). Le chemin a bien un but – c’est la manière de déterminer ce but qui fait problème. Et il y a bien un chemin, une Voie (en ch.,道 , Dao) – les grecs ne diraient-ils pas : une méthode ? Dans le terme grec methodos, hodos désigne le chemin.
Se mettre en chemin, c’est se rendre à destination. Mais la sagesse, ici comme là, ne consiste-t-elle pas à proposer, contre le bon sens commun, une destination paradoxale : le chemin n’y serait-il pas le but même ? Que signifie sinon, en Chine, l’idéal de s’harmoniser à la Voie, d’épouser le flux du réel ? – alors que la raison populaire veut un but fixe et distinct moyens qui servent à l’atteindre. Le Bouddhisme, qui propose une méditation sur l’impermanence (sk. Dukkha), nous rappelle aussi que tout passe, ou que rien n’est stable, certain, « rien n’est sûr » (Ajahn Chah). La Bible ne dit pas autre chose, et elle le dit avec ses propres ressources rhétoriques : par le nom de Dieu, but de cette sagesse, qui n’est lui-même que « Celui qui était, qui est, et qui vient ». Là encore : un flux, un devenir. Chemin sans terminus, et dont le but est si peu extérieur qu’on pourra, en son nom, contester la pertinence de tous les buts profanes (succès, richesse, santé, etc.). Le « chemin » de la sagesse est si paradoxal qu’on peut se demander si ce n’est pas, au fond, un « chemin qui ne mène nulle part » (Heidegger), ou s’il ne vaut pas mieux dire, finalement, que « la vérité est un pays sans chemin » (Krishnamurti).
La sagesse biblique conserve l’idée d’un cheminement, personnel (dans la Genèse ou les Evangiles) et collectif (comme dans l’Exode, le livre d’Esdras, etc). Les patriarches et les peuples voyagent. Le récit de ces voyages qui nous livre un sens. Ce sens, c’est celui de nos vies et le comprendre n’est pas un simple divertissement : c’est la clé de la grande guérison, que le vocabulaire biblique appelle « salut ». Chercher cette clé, c’est s’intéresser à la Bible en thérapeute. Est thérapeute celui qui « prend soin » du sens qui se dégage de l’exhumation herméneutique simultanée d’un ordre ou d’une cohérence du texte et d’une unité ou d’une paix pour soi. Il y a comme un jeu de reflet entre ce qu’on pense découvrir dans le texte et la personnalité qui se livre dans le jeu herméneutique. Prendre soin du texte et prendre soin de soi sont une seule et même chose. Telle est le sens de la thérapie, ou plutôt : de la bibliothérapie. Therapeuein, en grec, veut dire : prendre soin, et aussi : prier, se recueillir, célébrer. Non pas seulement prendre soin de symptômes qu’il s’agirait de réduire ou d’éliminer, comme le fait la médecine conventionnelle, mais prendre soin du sens qui guérit en comprenant pourquoi les choses sont comme elles sont, vont comme elles vont, même quand il n’y a plus d’autre possibilité que de « muter » (en héb., mout, mourir). La guérison profonde est bien plus qu’une rémission des symptômes ; elle les transfigure parce qu’elle accède au sens et c’est dans cette Intelligence (en latin Inter-ligere : mettre en relation, faire le lien) que nous nous harmonisons au réel, réussissant à lire entre les lignes (autre définition d’Inter-legere) à voir au-delà des apparences ou du sens littéral du texte – souvent trompeur… Le thérapeute est plus qu’un prestidigitateur qui ferait plus ou moins durablement disparaître des symptômes ; quand (tôt ou tard) cette manipulation n’est plus possible – ce que tout médecin doit finalement constaté – il reste encore à comprendre et à accepter. C’est là que la mission du thérapeute trouve la plénitude de son sens : car de nos petits renoncements quotidiens où le sens conventionnel des mots et des choses se trouve bousculé, à notre décès qui bouleverse tout définitivement, le thérapeute voit dans la mort, au propre comme au figuré, bien autre chose qu’une perte ou une simple défaite : l’expérience de la mort est aussi une occasion d’accéder à la plénitude du sens – à condition bien sûr d’être comprise « thérapeutiquement ».
iii. De la genèse d’une histoire à l’histoire de la Genèse
La Genèse est une histoire. Et loin de tout littéralisme, pour celui qui cherche le sens secret (ce qu’on appelle le sens du « Sod », en hébreu), cette histoire est plutôt « une vraie histoire » qu’une « histoire vraie » (M. A. Ouaknin). Ce n’est pas de l’Histoire – car comment la Genèse qui s’appuie sur des traditions orales du début du premier millénaire, voire du deuxième, pourrait-elle avoir des points communs avec une science qui naît en Grèce au 5e siècle avant JC avec les Guerres du Péloponnèse de Thucydide, puis avec Hérodote ? Ici et là, les méthodes d’écriture ne sont pas les mêmes parce que les objectifs, les époques, les cultures ne sont pas les mêmes.
Tout ce qui a pu être dit par la recherche savante est sujet à caution ; l’Ecole Biblique de Jérusalem l’exprime ainsi : « aujourd’hui, il n’existe plus d’hypothèse générale communément admise ; on propose plutôt différents modèles pour expliquer la genèse du Pentateuque. On assiste même au rejet pur et simple de tout le travail de la critique, qu’il soit jugé inadéquat ou inopérant pour la compréhension des textes, voire contraire à une approche qui les considère comme Ecriture » (Introduction au Pentateuque, Bible de Jérusalem, p.25). A l’écart de ce déluge (universitaire et politique) du sens, j’essaie de construire une arche d’interprétation qui puisse apporter « consolation » – comme semble m’y inviter le texte : le nom de Noé, Noah en hébreu ne désigne-t-il la « consolation » ?
Cette « vraie histoire » est ce qu’on pourrait appeler un « mythe », terme grec qui désigne (non point une simple fiction de l’imagination, fausse ou trompeuse mais) un type d’histoire qui prétend porter une vérité bien plus profonde que celle des faits et de ce qui est rationnellement fondé… à condition que nous sachions entendre (avec d’autres oreilles que celles de la raison). Le mythe est « une histoire sacrée », dit Mircéa Eliade. Il faudrait redire avec H. Corbin que cette « vraie histoire » est un récit imaginal (et non pas simplement un récit imaginaire, fabriqué, inventé, divertissant et à la limite infantile). Car l’imagination n’est pas simplement la faculté délirante de composer les images de manière fantaisiste, mais la capacité de projeter ou donner forme dans ce plan matériel à des réalités qui relèvent un autre. Ces « formes » qui relient deux mondes et nous donnent un pressentiment de l’invisible par des formes visibles, on les appelle : « symboles ». (Et là encore le terme « symbole » doit être dépoussiéré : dans la modernité rationaliste, « symbolique » étant devenu synonyme « d’insignifiant »).
Dans la peinture sacrée, on appelle aussi ces symboles – « icônes ». Il est vrai : toutes les images ne sont pas des icônes. Il y a aussi des idoles qui fascinent et arrêtent le regard. Mais l’imagination n’est pas nécessairement la « folle du logis » (Pascal), c’est aussi une faculté psychopompe. Et c’est pourquoi Platon nous dit que « le mythe peut nous sauver, si nous y accordons foi » (République, livre X) : nous pouvons être sauvés si nous reconnaissons que le mythe peut déclore notre regard, ouvrir une sorte de fenêtre et nous donner un aperçu de l’invisible. La foi ne désigne donc pas seulement une « croyance aveugle ». Dans le texte de Platon, et chez tous les mystiques chrétiens, hassidims ou soufis qui nous invitent à une expérience directe du mystère, la foi désigne ce rapport direct, intuitif, à des vérités qui ne peuvent être démontrées et qui, bien que personnellement vécues, ne peuvent être objectivement transmises : telles sont les vérités de la Foi.
Dans un autre contexte, Bouddha insiste sur l’expérience directe. « N’admets aucun maître, ne mets aucune tête au-dessus de ta tête, ne tiens pour vrai que ce que tu as personnellement vérifié ». Quel bon sens rationnel au fondement de la foi bouddhique ! Mais sur ce point, les Maîtres ne semblent pas diverger : « Venez, et voyez ! » (Jn I, 39), conseille aussi Jésus à ses disciples qui lui demandent d’où Il parle.
Les scientistes, spécialement les positivistes (Auguste Comte et ses suivants, républicains de la « IIIe »), ont vu la foi comme une simple croyance que la science avait justement pour mission de dépasser. Il est bien raisonnable de nous mettre en garde contre « les préjugés » en nous invitant à interroger, voire à faire table rase de tout ce qui n’est pas rationnellement démontré, mais est-il sincèrement raisonnable (et alors au nom de quel principe ?) de voir dans cette remise en question l’horizon indépassable de la philosophie ou de la sagesse ? La foi ou l’intuition, l’ouverture du Cœur et l’imagination, qu’on l’appelle encore de mille noms, est le point de départ dont a besoin celui qui sait que la seule confrontation rationnelle des idées n’a, nulle part, jamais permis de Commencer. Socrate lui-même, le père des philosophes, ne se contentait pas de poser des questions à perte de vue : la raison ne livrant pas de réponse suffisante, il écoutait son daimon (l’esprit invisible qui le protège et le guide), et lors de son procès, raconté dans l’Apologie de Socrate, il nous livre encore bien d’autres convictions, tout aussi indémontrables, mais dont les conséquences éthiques et spirituelles sont pour lui bien plus fermes et définitives que les résultats de ces débats rationnels.
On peut parler rationnellement de la Genèse (comme des mythes de Platon et des convictions de Socrate, etc.); mais on la priverait de beaucoup de saveur et de sens si on ignorait comment elle s’adresse à une foi vivante faite pour dépasser aussi les croyances les plus raisonnables et les plus rationnelles. La question de la genèse de cette histoire, c’est celle du besoin de sens et d’une réponse à la question de savoir ce que signifie notre vie et comment elle peut toucher à son accomplissement. Cette histoire est née du besoin de se raconter le sens profond de notre passage/présence sur cette terre, dans le vocabulaire précis d’une langue non-scientifique (non-conceptuelle), une langue de la subtilité, la langue de l’Imaginal qui parle de réalités cachées ou à peine entrevues.
La Genèse soumet donc une histoire à notre intuition, mais c’est une histoire codée, du fait de la langue dans laquelle elle est écrite et des images livrées à l’interprétation et donc toujours sujettes à malentendus – une langue devenue difficile à comprendre du fait des interprètes autorisés qui en ont parfois imposé leur version. J’ai absolument besoin de me raconter cette histoire simplement, en peu de mots, de me la résumer, pour la sortir de ses 2500 ans d’histoire et de commentaires bien compliqués, sous peine d’être obligé de l’abandonner aux Eglises et aux érudits, aux religions et aux Etats qui en tirent leur doctrine. Je crois que si ce texte a traversé les âges, c’est bien parce qu’il a permis à de nombreux herméneutes d’y trouver une multitude de chemins suffisamment autorisés : mais le sens que lui donnent aujourd’hui la communauté scientifique (l’archéologie notamment) et certains Etats sont loin d’être neutres, surtout en Méditerranée : si vous ne vous occupez pas du sens de la Bible, le sens de la Bible s’occupe de vous. Le texte semble parler d’un lointain passé, mais son interprétation parle de notre vie présente et pèse sur elle. La Genèse, selon les points de vue : c’est l’histoire de mon présent, de ma quête de présence ; mais c’est aussi l’histoire de la disparition possible d’une nation israélienne qui pense se battre pour mériter sa bénédiction et pèse par son inquiétude sur la paix des minorités voisines ; c’est l’histoire d’une accumulation d’absence de preuves archéologiques qui pèse sur la légitimité des décisions occidentales de reformer en plein 20e siècle un état d’Israël sur des terres majoritairement islamisées. La Genèse ne raconte pas simplement l’Histoire ; elle a elle-même son histoire : cette histoire va bien au-delà de ce qu’en disent les historiens qui la prennent au sens littéral, ou des archéologues qui la discutent à partir de leur méthode scientifique, elle s’adresse aussi à des cherchants/itinérants capables de se reconnaître dans les archétypes proposés par tous ces personnages.
iv. Une histoire une
Il y a différentes manière de lire la Genèse : on peut la prendre comme une succession de Tolédot (en hébreu, « et voici les générations ») nous racontant l’histoire des Patriarches depuis la Création, comme le font nombre de commentateurs qui calquent leur plan d’analyse sur le rythme de cette formule. Je ne suis pas cette méthode. Les Toledot ont peut-être un sens plus profond : ils signifient l’importance de la paternité ontologique (plus que de la paternité biologique) – et ce n’est probablement pas sans s’en rappeler que Jésus priera son Père en l’appelant « Abba ». La Genèse est littéralement l’histoire d’une généalogie, et cette généalogie est lisible en un sens plus subtil, comme l’histoire d’une genèse – la genèse essentielle, la manière dont nous venons à l’Etre. Ce qui se joue dans ce texte, c’est moins la constitution d’un premier fichier d’état civil, que la culture d’une mémoire de l’essentiel. L’œuvre n’est pas d’un magistrat civil, d’un notaire ou d’un généalogiste, mais d’un esprit ou sujet qui veut se souvenir de sa filiation essentielle.
Cette généalogie qui va d’Adam à Joseph, je la prends comme une histoire unique, unifiée dont les divers personnages ne sont, comme dans un rêve, que les projections difractées, différenciées d’archétypes de sagesse – guidé vers cette interprétation par le rêve de Jacob, dans lequel une échelle est utilisée par des anges, des énergies divines. Au fonds, il n’y a qu’un personnage : c’est nous-même, notre psychè traversée par des énergies divines plus ou moins élevées. Ce personnage prend donc différents noms en fonction des circonstances et des niveaux de conscience qu’ils expriment : ces personnages s’engendrent les uns les autres, généalogiquement. J’entends par là qu’il s’agit d’un seul personnage, produisant des fruits, mûrissant ou s’engendrant lui-même à un autre niveau de conscience, grandissant en conscience, d’expérience en expérience, à travers les épreuves. Chaque personnage est un niveau de conscience. Il image ce niveau de conscience.
Les personnages bibliques sont des archétypes, c’est-à-dire des modèles possibles de comportement.
Gn, XII, 3 nous donne une définition de l’archétype, même si bien sûr, ce terme moderne, n’apparaît pas tel qu’elle dans le texte : Dieu dit à Abraham : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je réprouverai ceux qui te maudiront, en toi seront bénies toutes les familles de la terre ». L’archétype apparaît ici comme ce que nous sommes invités à bénir, ce que nous sommes invités à reconnaître comme désirable et à prendre comme modèle. A cette juste orientation du désir est promise une récompense qui est sa juste conséquence.
Les archétypes sont des modèles de sagesse. Ils sont tous précisément liés à certains types d’épreuves (Adam et la tentation, Abraham et le sacrifice, Jacob et son droit d’ainesse, Joseph vendu en esclavage…), à des épreuves que nous aurons aussi à traverser, et leur comportement nous offre l’occasion anticipée d’une méditation salutaire. Ils nous disent tous comment « traverser », car le patriarche par excellence est Abraham, qui n’est pas seulement le « père d’une multitude », c’est-à-dire le principe d’une grande fécondité spirituelle (comme nous le thématisions au paragraphe précédent), mais c’est aussi le nom dont une racine hébraïque (avor) renvoie justement à la « traversée ».
Abraham peut signifier : 1. Père d’une multitude ; 2. Celui qui « traverse » l’Euphrate, parce qu’il viendrait d’Ur en Mésopotamie ; 3. Celui qui « traverse » (les épreuves)
On a cru voir dans cette étymologie une référence au fait qu’Abraham avait pu traverser l’Euphrate, voire le Tigre, qu’il avait pu venir de Mésopotamie, etc. Ce sont des lectures d’historiens supposant que les rédacteurs de la Genèse aient pu avoir des soucis d’historiens ; ce n’est pas impossible, mais cela va-t-il à l’essentiel ? Qu’est-ce qui pourrait encore me « concerner », m’intéresser dans mon être, si je ne suis ni juif ni historien, dans les péripéties d’un proche-oriental du IIe millénaire a.n.e. ? Sans sa dimension archétypique, le personnage historique – dont l’archéologie ne confirme pas l’existence – perd beaucoup de sa substance initiatique.
« Traversée » : chaque personnage-archétype est une « traversée » en deux sens : 1. D’abord dans le sens où il nous indique comment traverser une épreuve.
- Parce qu’il nous relie à ce qui en nous est plus grand que nous. Ces archétypes sont divins en ce sens qu’ils indiquent tous – et Abraham plus particulièrement – la puissance supérieure ou transcendante qui agit à travers eux. Ils sont traversés par cette puissance. C’est évident pour Abraham, accablé d’angoisse, et qui pourtant « obéit » à cette puissance numineuse que sa raison ne peut comprendre. Il vit selon une loi qui pourrait bien passer pour folie furieuse aux yeux des hommes, mais qui ne lui apparaît pas moins absolue, inconditionnellement impérative. Toute véritable foi, toute véritable fidélité est de rester à l’écoute, – oh non sans crainte ni tremblement !-, mais de se laisser traverser, de s’abandonner en confiance à une force que la raison ne peut embrasser mais qui est capable de guider plus sûrement qu’elle.
Les deux sens ne sont pas indifférents l’un à l’autre, ou simplement juxtaposés. Disons plutôt que : chaque personnage « traverse » (des épreuves) et ne (les) traverse finalement si bien que parce qu’il est lui-même « traversé » (par une puissance qui le guide – puissance directrice qui est signifiée en hébreu par le terme « Adonai », Seigneur). Si tous les archétypes sont archétypes en tant qu’ils sont traversés, Abraham est donc finalement l’archétype des archétypes.
v. Refus d’une lecture historisante de la Bible
Proposer une lecture historique et archéologique de la Bible, je m’y refuse : enjeu polémique ; sur le plan éthique trop contraire à ce que le texte me dit. On sait aujourd’hui que les fouilles archéologiques commencées au 19e siècle et poursuivies au 20e siècle avec une méthodologie plus rigoureuse, n’ont pas confirmé les informations principales du Texte. Aucune trace d’un peuple israélite avant 1200, d’une fracassante prise de Jéricho, de la prospérité du Royaume de David, d’un premier temple de Salomon (alors qu’on retrouve dans le sous-sol de Jérusalem de nombreux vestiges de siècles antérieurs), rien concernant la sortie d’Egypte de Moïse vers 1200, ni même rien d’un monothéisme strict avant le retour de l’exil de Babylone, rien d’une bible codifiée avant Ezra (6e/5e siècle a.n.e.) ; voire des contredits à la limite de l’insoutenable pour la foi juive (hypothèses universitaires selon laquelle les juifs ne seraient que des cananéens, Ashera l’épouse de Yahvé dans la mythologie juive antérieure à l’exil de Babylone, etc.). Universitaires, sionistes et antisionistes ont beaucoup glosé sur cette absence de preuve historique concernant la vérité du texte biblique, d’une manière qui malmène les croyances juives les plus enracinées, et les sionistes ont répliqué en complétant la formule : l’absence de preuve n’est pas une preuve de l’absence – ce qui signifie que ce n’est pas parce que les archéologues n’ont à ce jour rien trouvé qui confirme les données historiques de la Bible qu’elles sont fausses ; elles signifient simplement que les archéologues…n’ont rien trouvé. Belle tautologie ! L’archéologie relativise l’histoire biblique ; les sionistes relativisent les conclusions de l’archéologie.
On sait que les sionistes tiennent à l’historicité du texte, sur laquelle ils fondent la légitimité de leur revendication territoriale ; n’oublions pas non plus que cette propriété du territoire décide de la valeur morale de leur peuple, puisque, pris à la lettre, la Terre n’est promise aux descendants de Jacob que comme récompense morale, tant que et parce qu’ils respectent les Voies du Seigneur. La partager, ce serait donc déjà, dans cette logique, reconnaître que ce peuple n’en est pas digne – ce qui, dit de la sorte, ne peut se conclure que par un refus. La conséquence, c’est un paradoxe moral : un texte qui parle du refus inconditionnel de la violence, qui parle d’amour et de pardon fournirait ses armes à des stratégies de domination ! Sur ces bases, quelles que soient les prouesses diplomatiques, le processus de paix en Palestine ne peut que piétiner…
Le commentaire thérapeutique de la Genèse n’est pas une manière de minimiser ou d’ignorer l’ampleur du problème historique et politique actuel que pose le texte, mais un effort pour déplacer les efforts de l’herméneutique, et ouvrir une lecture du texte qui permette de dépasser ce paradoxe moral. Faire un saut par-dessus l’histoire et la politique, vers la spiritualité. Revenir à une lecture mythologique de la Bible : revenir au mythe afin de ne pas en faire une histoire (au double sens, littéral et populaire, de l’expression).
Mais c’est paradoxalement le manque de foi qui empêche d’y voir un mythe – une foi trop souvent confondue avec un attachement identitaire. La Foi ouvre les Cœurs et fait prospérer des « familles ». Les Croyances construisent des murs pour défendre des « nations » et on sait maintenant que la science ne suffit pas à abolir ces croyances : l’archéologie biblique, pour scientifique qu’elle soit, ne progresse pas elle-même sans croyances, tantôt pacifiques, tantôt « défensives » – selon les financements… La Foi n’a pas besoin des confirmations de la science – parce qu’elle n’a rien à dire sur le terrain de l’histoire -, tandis que la croyance est en lutte avec elle (pour l’instrumentaliser ou en neutraliser les conclusions concernant des vérités matérielles ou factuelles).
vi. Ne pas en faire une histoire, parce que toute histoire est l’histoire du mal.
Mais notez bien : avant la Chute, l’homme n’a pas d’histoire. Avant la Chute : les deux premiers chapitres seulement. L’aventure humaine qui s’étale sur les quarante-huit chapitres qui suivent commence quand l’homme entre dans la dualité, après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. L’histoire commence quand nous entrons dans la division, quand nous jugeons et opposons. L’histoire commence avec l’histoire du Mal, c’est-à-dire avec la dramaturgie infinie et toujours actuelle de la Chute, du fratricide, du Déluge… Avant, c’est-à-dire au-delà du Bien et du Mal, il n’y a pas d’histoire – justement parce que, du bonheur, on ne fait pas une histoire. Les heures de paix et de bonheur sont les pages blanches des livres d’histoire. Les plus belles pages, personne ne les lit : mais c’est qu’elles ne se lisent pas, elles se savourent et se contemplent.
La sagesse, la vie heureuse, ne consiste-t-elle pas à revenir au réel, à une plus grande simplicité, à s’abstenir de projeter sur lui nos jugements ou nos représentations, à le laisser infuser ? C’est difficile – précisément parce que quand le réel n’est pas à l’idée que nous nous en faisions, nous souffrons et nous luttons pour le plier à la force de nos idées. Le bonheur ne consiste-t-il pas à faire le contraire, et à laisser là nos idées, simplement ? Etre simple, sans pli : refuser de doubler le réel de l’épaisseur de nos jugements, de notre com-pli-cation mentale. Ne pas en rajouter pour ne pas se refermer. Ne jamais en rajouter. Pour se tenir dans l’ouvert et continuer de pouvoir épouser ou apprivoiser le flux de l’énergie créatrice, le souffle divin. Car une fois la conscience de ce souffle perdue, commencera l’histoire un peu mélancolique de l’homme en chemin vers sa reconquête.
Bibliographie
- Ajahn Chah, Tout apparaît, tout disparaît, trad Jeanne Schut, Sully
- Bible de Jérusalem, éd Cerf, Paris, 1998
- Leloup Jean-Yves, Les Thérapeutes
- Matta El Maskine, Conseils pour la prière, http://www.spiritualite-orthodoxe.net ; ou version papier : Texte publié dans Irénikon, 1986, p. 451-481. et au Monastère de Saint Macaire à Scetis (Wadi Natrun)
- Shantideva, Vivre en héros pour l’Éveil, Georges Driessens, Seuil, coll. « Points Sagesse », Paris, 1993
- Sogyal Rinpoché, Le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, éd de la Table Ronde, 2003
- Souzenelle A., Le féminin de l’Etre, Paris, 2000.