L’homme qui a fait l’expérience de l’unité ne peut s’y maintenir, mais redevnu homme il ne peut s’en contenter du quotidien. Trop humain pour « être » dieu, trop proche du divin pour être simplement humain. « Pourquoi ne restons-nous pas là haut? » (Enn. Vi, 9, 3, 10, 1).
Par ailleurs, la connaissance intellectuelle de notre nature divine ne suffit pas, n’a pas beaucoup de goût. Il faut trouver le moyen de vivre l’unité plus intensément pour celui qui en a le pressentiment, ou qui en a déjà fait l’expérience.
La vertu est – ou les vertus sont – ce moyen.
Dans la pratique des vertus cardinales, on distingue : tempérance, courage, prudence et justice.
Ces quatre vertus cardinales ont un sens littéral, dit aussi exotérique, moral ou social. Elles ont un sens ésotérique, purificateur (Plotin) ou spirituel.
Le stoïcisme est une voie intramondaine qui a particulièrement insisté sur le sens moral des vertus.
Comme voie spirituelle, il souligne plutôt, depuis Plotin, le sens ésotérique de ces vertus.
Le sens ésotérique de la tempérance signifie le réfrènement du désir de penser, par la pratique de la concentration (uni-pointage).
Le sens ésotérique du courage est d’avancer sur la voie d’une expérience mortelle pour l’ego.
Le sens ésotérique de la prudence ou sagesse est de comprendre l’illusion et de voir le tout à travers l’épaisseur et la perspective limitante de la perspective égotique.
Le sens ésotérique de la justice est d’être conscient de l’ordre ou des niveaux du tout, de donner à chacune de ces perspectives (celle du corps, celle de l’âme et celle de l’esprit) la place qui lui est due.
A ce sujet, Plotin propose écrit mutatis mutandis : « La sagesse et la prudence consistent désormais dans la contemplation des réalités qui sont dans l’esprit divin… La justice supérieure consiste à diriger son activité vers l’esprit, la tempérance à se tourner intérieurement vers l’esprit, le courage, en une impassibilité qui résulte de la ressemblance avec celui vers qui l’âme dirige ses regards, et qui est lui-même impassible par sa nature même (Enn. I 2, 6, 13). Pour Plotin, la vie est au fonds contemplation ; « né d’une contemplation, j’aime la contemplation et je contemple » (III 8,4, 6) et ces considérations n’ont probablement aucun sens, comme le pense Pierre Hadot, « pour celui qui n’a pas éprouvé l’Union divine » (Plotin, ou la simplicité du regard).
Prise au sens spirituel, ces vertus (que nous pourrions alors qualifier avec Plotin de purificatrices) se pratiquent selon deux perspectives, ascendante et descendante.
Ces vertus s’exercent en deux sens, le sens de l’ascèse ascendante et celui de l’ascèse descendante. La signification de ce double mouvement de l’ascèse est donné par l’allégorie de la Caverne et par la République de Platon en général.
L’ascèse ascendante vise à l’unification par delà l’essence, ep’ekeina tès ousias (Rép. VI. 509b).
L’ascèse descendante vise à s’insérer avec justice dans le devenir du monde (Rép.VII)
Chez Platon toutefois, cette ascension et cette descente se font dialectiquement (on parle précisément de dialectique ascendante et dialectique descendante). Tandis que les traditions orientales conseillent plutôt des exercices focalisés sur la conscience témoin que sur le langage.
Toute la question n’est évidemment pas de définir cette unité, mais de définir et mettre en oeuvre les outils psychologiques et spirituels pour accéder à la gnose, c’est-à-dire parvenir à faire cette expérience de l’unité éternelle d’une manière aussi durable ou constante que possible.
Il s’agit d’exprimer notre puissance, au sens spinoziste du terme, si l’on se souvient qu’elle est force d’exister; capacité à durer (cf. Ethique III, 7 : « La puissance ou effort, par lequel elle (une chose) s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence donnée, autrement dit actuelle de cette chose »).
Ainsi dans le bouddhisme, on trouve par exemple une pédagogie de l’ascèse ascendante chez Ajahn Brahm. Les différents stades de la pratique Samatha commencent par l’attention au multiple dont il s’agit de retrancher le passé et le futur, et finalement toute pensée pour s’absorber progressivement dans l’unité du souffle avant de se fondre ultimement, après la « disparition » du « souffle magnifique », dans l’état de dhyana, gnose de l’indifférencié originel.
Mais d’autres auteurs ou maîtres bouddhistes, pratiquent plutôt les exercices de concentration (Samatha) comme une préparation aux exercices de l’attention (Vipassana) : l’idée n’est alors de s’abstraire du devenir que pour « dresser le singe » (pacifier l’agitation du mental), afin de se rendre vigilant ou attentif à la spontanéité du multiple sur le mode de la liberté-spontanéité. Cette ascèse est donc tournée vers le monde.
En conclusion, ces vertus ne sont pas quatre; mais unes : elle se ramènent à toute force morale qui s’exerce dans le sens de l’unité ou de l’unification de l’être.
Pour cette raison, elle est au-delà des épreuves de la vie, du Taureau de Phalaris, c’est-à-dire de la dualité de la souffrance et du plaisir. Elle est cette force qui nous permet de voir le Ciel bleu par dessus les nuages ou de sentir que malgré la tempête, le fonds de l’océan n’est pas affecté, cette force qui « simplifie le regard (Plotin) », nous tire vers l’Unité.