Commentaire du Manuel, I
L’outil essentiel du Stoïcisme (tel que rapporté par le Manuel, ch.I) est la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Nous devons nous concentrer sur ce qui dépend de nous et qui en dépend exclusivement, c’est-à-dire les actes ou « oeuvres propres » = les opérations de notre esprit : désir, impulsion, et en premier lieu, le pouvoir de donner notre assentiment (ou pas) aux représentations qui se forment dans notre esprit.
Tout cela est libre, et il ne suffit pour être heureux que de piloter notre existence par un bonne usage de cette liberté que rien, pas même la pire servitude, ne peut nous enlever. Epictète sait bien de quoi il parle, ayant été esclave – et même esclave d’un maître, Epaphrodite, qui lui a cassé la jambe de colère et l’a laissé boiteux à vie.
Tout ce qui ne dépend pas de nous, ce sont les phénomènes astronomiques, le cours des saisons, etc. bref les phénomènes et les lois de la Nature, toutes les choses qui peuplent le monde, l’histoire et même, dit le Manuel, mon corps! Ce qui ne dépend pas de nous doit être connu puisqu’il faut, faute de pouvoir le changer, changer nos désirs en fonction. Comme le disait Descartes, stoïcien en cela : « changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde ».
Ainsi en matière de diététique, qui est une partie de la science de la Nature, nous pouvons/devons changer nos désirs pour les accommoder aux lois de la Nature (plutôt que de les ignorer ou nous soumettre à la volonté technicienne des médecins).
Que veut dire « ça ne dépend pas de nous »? Cela signifie-t-il qu’il suffit de s’en désintéresser (pour ne se préoccuper exclusivement que de celles qui dépendent de nous)?
Non, je crois que « ce qui ne dépend pas de nous » ne désigne pas des objets que nous pourrions nous permettre d’ignorer. Mais des objets à la maîtrise desquels nous devrions rester indifférents (adiaphora). Sous cette formule se trouve l’idée que nous n’atteindrons la sagesse qu’à condition de libérer notre désir de l’illusion que notre bonheur dépend d’eux. Ainsi, puisque dans cette liste, Epictète cite la santé, et pour continuer sur l’exemple de la Diététique et de la Médecine, il s’agira moins de se donner les moyens de forcer la Nature à nous rendre à tout prix la santé que de s’en remettre à la Nature et lui laisser faire son oeuvre – c’est-à-dire en intervenant aussi peu que possible (ce qui était tout à fait le principe de la médecine grecque sur laquelle on sait que Chrysippe a écrit). Sur ce point, nous nous éloignons donc de Descartes dont la morale (qui est celle de l’homme moderne) ne s’appliquait pas aux recherches scientifiques puisqu’elles sont motivées par un projet volontariste – raison pour laquelle Descartes est plutôt le père du Prométhéisme moderne que le véritable continuateur d’une philosophie stoïcienne de l’Harmonie avec la Nature (laquelle nous conduira plutôt vers une méditation sur la Providence et une défiance/indifférence à l’égard du Progrès).
Entre les deux catégories toutefois, il est possible de rajouter une catégorie de choses qui dépendent en partie de nous : tels sont les événements de la vie éthique et politique. S’il convient de ne pas s’investir dans ce type d’activités comme si leur succès dépendait exclusivement de nous, au risque de nous épuiser et de souffrir de leur échec, il est toutefois raisonnable de contribuer au bien d’autrui en s’engageant dans l’action – car cette intention bienveillante dépend de nous (et les stoïciens nomment « justice » la vertu cardinale qui consiste à faire en sorte que les autres aient ce qui leur est dû) et la pratique de cette vertu fait partie de nos devoirs (katékonta), dont la beauté (kalon), indépendamment de son éventuel échec, fait notre bonheur.
Exercices de pensée (il est demandé d’argumenter logiquement sa réponse selon les notions stoïciennes, ou si vous vous êtes levé de bonne heure, de les critiquer) :
Si la santé fait partie des choses qui ne dépendent pas de moi, puis-je manger n’importe quoi?
Dois-je m’en désintéresser?
Dois-je m’en remettre seulement à mon médecin?
Dois-je par indifférence à ce qui est indifférent, ne plus intervenir sur mon corps en acceptant de renoncer à manger?
Quel principe de diététique, règle de comportement alimentaire peut-on tirer du principe d’indifférence aux choses qui ne dépendent pas de nous?
Faut-il préférer la Providence ou le Progrès?