La discipline du Moment Présent (que Pierre Hadot appelle Discipline du Désir) est au coeur de la Physique – ou Cosmosophie (la Physique mathématique moderne désignant bien autre chose). La nature, selon le concept inspiré de l’Héraclitéisme, est un « feu artiste », un « souffle-pneuma igné et artiste » (Cicéron, De Nat. Deor., II, 22); elle est un « Dieu vivant » (D.Laerce, VII, 148) et le monde est « la substance totale (…) une, un fluide s’étendant partout à travers elle par lequel elle est contenue et reste une » (Marc Aurèle, VII, 9).
Première remarque : Pour l’aspirant à la sagesse, c’est cette connaissance et l’expérience qu’on en fait qui sont fondamentales. Non pas la distinction scolaire de « ce qui dépend de nous/ce qui n’en dépend pas », notée par un élève, studieux certes mais cérébral, qu’était Arrien. Des siècles de commentaires « professeurs de philosophie » ont sclérosé le stoïcisme en un catéchisme trompeur. La sagesse s’acquiert en faisant bouger les murs, non en construisant simplement de séduisants systèmes de concepts. La preuve qu’Epictète tenait un autre discours qu’Arrien? C’est que, la distinction catéchistique qu’on lui attribue n’est pas explicitée chez Marc Aurèle qui, via Musonius Rufus, est pourtant un héritier du maître et qu’il faut toute l’ingéniosité de Pierre Hadot pour la reconstruire à partir des Pensées, et réussir (ou presque) à nous faire croire que la sagesse consiste dans la rumination et l’assimilation des principes théoriques d’une école… On doit plutôt se demander si la sagesse ne consiste pas plutôt d’abord à « se connaître soi-même », c’est-à-dire à connaître le soi : les distinctions mises en valeur chez les commentateurs peuvent être utiles, mais on ne saurait trop se méfier de l’importance qu’il faut leur donner. Or Pierre Hadot leur donne toute l’importance possible : par exemple, il ne fait que chercher chez Marc Aurèle, comment on y retrouve les trois parties du système (logique/physique/éthique) alors que les maîtres de l’ancien et du moyen stoïcisme discutaient plutôt la question de la priorité de telle partie sur les autres, c’est-à-dire la valeur des outils permettant de progresser efficacement vers la sagesse – ce qui suppose qu’il ne suffisait pas, comme le croit Pierre Hadot, d’assimiler des principes, et encore moins d’assimiler les principes théoriques des trois parties du système. Il y a donc un malentendu chez Pierre Hadot sur ce qu’il comprend de la philosophie ancienne comme « voie de sagesse » : il la comprend plus, en grec, comme philosophie que comme sagesse. On doit se demander s’il ne faut pas plus comprendre le stoïcisme en phénicie(1), en oriental, c’est-à-dire comme étant d’abord une sagesse, ce qui oblige à relativiser plus radicalement l’importance des distinctions théoriques (et nous permet au passage de comprendre pourquoi le moyen stoïcisme, qui glisse vers le catéchisme théorique et si ennuyeux).
(1) Zénon de Cittium n’était pas grec, il venait de Phénicie.
Deuxième remarque : Si la Nature est un Dieu vivant, c’est que la manifestation, si illusoire soit-elle, n’est pas dépréciée ou haïe. N’en déplaise à Nietzsche : c’est même exactement le contraire. L’illusion est divinisée, mais elle doit être interprétée, repensée à partir de la profusion des niveaux de sens kaléidoscopiques (perspectives) : si le Divin s’engendre en se densifiant, en se multipliant, sans s’éloigner de lui-même, si tout soit plein de Dieu, la matière n’a pas moins de densité ontologique que l’esprit. La seule chose qui nous soit demandée, c’est de comprendre cette illusion et de ne pas en être dupe, de ne pas la tenir pour ce que les discours profanes en disent…
Fonction et importance de la physique dans la voie stoïcienne
La Logique est le premier des moyens de comprendre le monde à partir des représentations que nous nous en faisons, à partir du langage humain (utile mais limité), mais ce n’est pas nécessairement le plus utile spirituellement : dans la physique stoîcienne, l’hyperphron, le regard d’en haut, ou l’expérience de la surconscience est le moyen pratique de s’unir à la nature et in fine dans l’Un, de s’unir au monde puis à son principe ineffable. L’hyperphron est le portique de la sagesse.
Cette ascèse du Désir (Orexis) dans la mesure où elle requiert, pour acquérir la paix, à ne pas s’attacher aux sensations agréables et à ne pas rejeter les sensations désagréables, peut s’expliquer comme une méditation sur ce qui ne dépend pas de nous (ta ouk eph’émin), i.e. ce qui m’arrive de l’extérieur, ce qui est indifférent (adiaphora), et qui inclut, selon Epictète, jusqu’à mon propre corps, les conditions économiques et sociales dans lesquelles je suis né et où je vis, etc. J’y inclus également le flux des pensées qui ne dépend pas davantage de moi (aucune décision simple ne permet d’arrêter les pensées à volonté, même si des états d’absorption sans pensée sont évidemment possibles).
Mais il me semble que cette approche académique, certes intellectuellement claire, ne va pourtant pas au fond des choses. L’hyperphron permet surtout de se désidentifier (je me regarde, moi qui suis sujet, comme objet) dans une expérience qui n’a jamais été phénomologiquement décrite (par nos universitaires), mais qui conduit à l’expérience de l’unité. En m’élevant dans le Ciel l’ego individuel se fond dans un Océan de lumière, sans forme, en un pur regard de félicité qui peut s’interpréter comme le regard de Dieu sur lui-même, et telle est ultimement, l’expérience de la Vérité. De la sorte, la pratique de l’hyperphron (la surconscience, la conscience témoin) représente un peu plus qu’un exercice spirituel parmi d’autres. Pour la situer théoriquement, elle débouche sur une msytique de type énothéiste, du Dieu-Un (ni polythéisme, ni monothéisme d’un Dieu personnel, ni monothéisme de la transcendance exclusive puisque Dieu est également immanent à la nature).
- Concernant les événements objectifs
Exercice : Vouloir ce qui se présente à moi, tel que ça se présente, ou refuser de désirer autre chose que ce que veut la Nature. C’est aussi cela vivre homologoumenôs tè phusei, en harmonie avec la Nature – prise au sens de cosmos, d’ordre universel ou raison des choses.
Epictète écrit : « Au lieu de vouloir que les choses arrivent comme tu le souhaites, habitue-toi à les vouloir telles qu’elles arrivent », Manuel, §8.
Ce que Marc Aurèle exprime en ces termes : « Vivre selon ta Nature, rien ne t’en empêche. Rien ne peut t’arriver contre la raison de la Nature commune », Pensées, VI, 58.
Base d’exercices :
- Pratiquer le regard d’en haut. Se regarder soi-même d’en haut, à partir d’un point au-dessus de la tête, ou bien de plus haut encore. Cela revient à se désidentifier : je ne suis ni ce corps, ni sensations, ni le rôle social que je fais (plus ou moins bien) semblant d’assumer (dans son Manuel, Epictète conseille cependant de « bien jouer ce rôle » en conscience que c’est un rôle, donc avec attention mais sans s’y identifier)…
- S’exercer à observer le changement des saisons ou du climat (le temps qu’il fait par exemple – sujet sur lequel bien des gens se plaignent quotidiennement). Tous les événements : maladies, accidents, catastrophes diverses, et enfin, par la praemeditatio malorum, considérer ma propre mort ou celle de mes proches.
Et observer les mouvements de l’imagination qui accompagnent ces observations, les réactions spontanées du corps (battements cardiaques, respirations, contractions musculaires diverses, etc.), en prendre conscience. - Regarder de haut également les pensées qui surgissent sans s’identifier à elles : je ne suis pas ces pensées qui changent sans cesse, ne forment pas le substrat stable qui pourrait constituer l’identité durable d’un Moi.
- Concernant mon corps : entre la discipline du désir et celle de l’action
La physique doit-elle inclure la médecine?
P. Hadot, à la suite d’Epictète, fait un parallèle entre, d’un côté : ce qui dépend (exclusivement) de nous//ce qui n’en dépend pas//ce qui en dépend partiellement, et, de l’autre côté : la logique (l’hégémonikon ou pure conscience)//la physique (la Nature)//la vie éthique (le bien que nous avons à apporter à la société).
Pour Epictète, la santé ne dépend pas de nous. Elle est indifférente (pas plus utile qu’inutile à la réalisation de la sagesse) et ne serait pas un bien (du point de vue de la vie unifiée, conforme à la nature). Il suffirait de s’abandonner, d’accepter ce qui nous échoit, sans s’identifier avec notre santé ou nos pathologies.
Ce découpage qui peut se déduire de la lecture croisée d’Epictète et de Marc Aurèle, peut paraître réducteur, du moins pour de jeunes pratiquants qui pourraient confondre l’indifférence avec un permis de négligence.
En effet, trois difficultés majeures se présentent au philosophe-médecin ou au médecin-philosophe :
- Dans tout le domaine de la Physique stoïcienne, qui comprend aussi la physiologie ou médecine, certaines choses ne dépendent pas de moi, comme le patrimoine et les caractéristiques génétiques, les maladies génétiques. Mais ne serait-il pas abusif de dire sans nuancer davantage que ma santé, comme Hadot le répète en commentant Epictète, ne dépend pas de moi?
Elle dépend bien en partie de moi, de choix et d’actes que je peux poser librement – comme c’est aussi, dans le système stoïcien, le cas des actes éthiques qui concernent ma vie en société avec les autres hommes. Ici, il semble que la discipline de l’éthique empiète sur celle de la Physique.
Puis-je dire, parce que ma santé de dépend pas exclusivement de moi, qu’il soit légitime de la traiter par exemple comme on le ferait d’un tremblement de terre ou du cycle des saisons ? C’est ce que pense P Hadot et c’est sans doute applicable à Epictète, consentant sans plus de commentaire à se voir briser la jambe par Epaphrodite et à en rester boiteux pour la vie. C’est peut-être bien vrai pour Pierre Hadot lui-même, ou même pour tout homme dépossédé de son corps et de sa santé par la science médicale et les médecins! Mais était-ce vrai de tout sage stoïcien? Chrysippe n’avait-il pas écrit sur la médecine, considérant qu’elle ne mérite pas qu’on la traite avec négligence.
Ma santé dépend bien en partie de moi, du choix que je fais de l’usage de mon corps (alimentation, sexualité, etc.) et cela produit bien des effets sur ce corps, lesquels ont en retour des effets sur l’esprit et sa capacité à vivre vertueusement. Dans la mesure où la santé est un « indifférent préférable », c’est-à-dire « supposément utile »; je dois la traiter selon la discipline de l’action (donc comme non pas comme une fin, mais tout de même comme un but), et non plus selon la discipline d’un désir qu’il faudrait purement et simplement éteindre ou effacer.
Ainsi je prendrai soin par exemple de ne pas accepter, au motif que c’est indifférent, tout ce qui m’est présenté sur la table à manger, ce qui reviendrait à me déresponsabiliser des maladies qui s’ensuivraient. D’un autre côté, l’attention portée à la santé peut verser dans l’excès, dans l’admiration ou l’idolâtrie de la santé. Mais y a-t-il un critère théorique sur la base duquel on puisse déterminer le moment où nous basculerions dans cet excès? Faute de le trouver, on se reportera sur un critère pratique : le comportement sain dépendra de ma vertu (disposition à vivre dans l’Unité, conformément à la Nature) et contribue à la renforcer (et notamment, à renforcer la tempérance identifiée comme vertu cardinale).
Un exemple de cette négligence : manger régulièrement des aliments industriels, et autres produits industriels tels que viandes et produits laitiers…
Un exemple de cette admiration/idolâtrie : refuser absolument tout ce qui offert au motif que c’est industriel, carné, glutineux, etc.
In fine, il faut reconnaître que nous mourrons sans que notre corps ait demandé notre avis, parfois même sans notre accord ou contre notre volonté. Il ne dépend pas de nous de rester indéfiniment en bonne santé.
Donc la santé est une question qui dépend partiellement de nous.
Nous avons donc là un thème de réflexion – la santé – auquel la dichotomie d’Epictète ne s’applique pas facilement. - Considérons que la santé puisse être un indifférent, au sens où indifférent désignerait : ce dont on peut indifféremment faire un bon ou un mauvais usage. Puisqu’en effet, nous faisons bien souvent un mauvais usage de notre santé : pour nous battre en vue d’étendre nos richesses ou notre réputation, pour flatter notre estomac de plats toujours plus nombreux et savoureux, etc.
Il n’est pas sûr que la santé soit un indifférent préférable, ou alors : elle l’est sous stricte condition!
D’autre part, la maladie n’est pas moins conforme à la Nature, et ne trouble pas son ordre éternel. Si l’on voit la maladie comme l’ensemble des symptômes qui expriment l’effort que fait la Nature pour compenser nos déséquilibres, alors la maladie n’est ni mal, ni un indifférent non-préférable – elle fait mal, mais elle n’est que ce qu’elle est, et alors elle devient même… une opportunité. Elle n’est un mal que pour notre impatience (càd la pensée dualiste qui préfère ceci, et rejette cela). Or pour un stoïcien, il n’y a de bien et de mal que (sur le plan) moral. - « Sustine et abstine » signifie-t-il qu’on doive négliger sa santé comme une chose indifférente, selon les principes d’un stoïcisme radical (celui d’Ariston de Chios)? Rien n’est donc moins sûr. Ainsi en supportant, j’ai bien l’air de ne rien faire (allant jusqu’à ne prendre aucune drogue prescrite par un médecin), mais ce faisant, je fais exactement ce qu’il faut pour laisser faire la Natura Medicatrix, car elle guérit quand rien ne l’en empêche. On appelle ce principe : homéostasie, tendance spontanée de tout vivant à revenir à son état naturel d’équilibre en l’absence de toute perturbation extérieure.
Dissipons le malentendu : parler de santé comme d’un indifférent semble encourager à la négligence; mais ce n’est qu’une apparence : cela peut dicter au contraire une attention extrême contre toute tentation d’intervenir médicalement dans le processus d’homéostasie – qui ne dépend pas de nous, mais de la Nature. Ici, paradoxalement, l’indifférence est vertueuse, elle est un devoir, un acte convenable : elle est plus difficile, mais plus conforme à la nature que l’interventionnisme qui s’avère si souvent inefficace, voire contre-productif (cf. Ivan Illitch). Si l’indifférence (qui se traduit en pratique par un détachement qui s’abstient d’intervenir) est efficace, ce ne n’est pas en vertu d’un heureux hasard ou d’une superstition, mais en vertu d’une loi naturelle (l’homéostasie).
Les efforts de simplification pour l’apprentissage théorique de la doctrine, à visée pédagogique, doivent être relativisés : le vécu de la sagesse est autre chose et demande un discernement des niveaux de conscience. L’état d’abandon de la sagesse accomplie serait funeste au débutant qui se ferait tout simplement, et sans s’en apercevoir, emporter par ses propres appétits.
Dans la physique stoïcienne, j’inclus donc, au moins aux étapes initiales de l’ascèse la médecine et les pratiques de santé, au risque de bousculer les efforts de simplification pédagogique, et rappelant – ce qui en Grèce ancienne était presque un poncif – que le philosophe est le véritable médecin – chacun proposant sa liste d’exercices qui sont autant de remèdes (pharmakon, et chez Epicure, tetrapharmakon).