Spinoza fait un usage singulier des concepts cartésiens, scolastiques, aristotéliciens : substance, Dieu… On a l’impression que les concepts sont construits chez Spinoza, d’autant qu’il adopte la méthode géométrique qui implique une synthèse ou construction des concepts – ce qui implique aussi que chaque concept exhibe sa composition en se construisant, les démonstrations de théorèmes venant établir ensuite les propriétés que les concepts comprennent. L’ordre synthétique est ici généralisé. Il n’est plus limité au domaine de la géométrie et il permet de passer de la notion de substance en général à la notion de substance unique. La construction du concept du concept permet de nous conduire à une construction nouvelle qui identifie au moins quatre notions autrefois séparées : cause de soi, substance, Dieu, Nature.
Mais il faut aussi remarquer que l’ordre synthétique témoigne du fait que le concept n’est jamais simple. Aussi il faut reprendre les composantes du concept de Dieu et voir à quelles conditions elles sont compatibles et forment une unique essence, sont inséparables, constructives de l’être qu’elles permettent de définir. Les composantes doivent être pensées à la fois comme simples – par exemple être en soi et être conçu par soi sont deux aspects différents de l’être – et en même temps il faut penser les jonctions c’est-à-dire les aspects par lesquels les deux composantes expriment la même chose. C’est évident pour la relation entre l’attribut et la substance, mais ensuite on voit comment cette idée exclut qu’il y ait limitation d’une substance par une autre ou privation dans une substance. Par exemple, si une substance pouvait en limiter une autre, celle-ci ne serait plus par soi et elle ne serait plus concevable par soi. D’une certaine façon, il y a réversibilité de la démonstration – c’est un peu embêtant pour celui qui conçoit l’ordre déductif comme linéaire. Toutefois, l’univocité que permettaient de penser ces concepts, l’unicité de substance ne va pas supprimer la diversité qualitative des attributs, leur hétérogénéité.
Comment pourra-t-on poursuivre une substance unique indivisible, mais constituée par une infinité d’attributs différents, hétérogènes ? Il faudra d’abord comprendre que dans cette hétérogénéité, la substance s’exprime tout entière en chacun sans se morceler. De sorte que le concept de substance va être complètement métamorphosé. La substance cesse de correspondre au substrat, c’est-à-dire à une chose qui pense, ou étendue, qui serait (comme chez Aristote) le sujet de l’attribution, puisque les attributs ont finalement peu à voir avec les propriétés ; ce sont eux-mêmes des réalités parcourues par un même dynamisme, une même vie.
On peut faire une analogie pour comprendre cette modification des concepts en reprenant l’exemple que donne G. Deleuze dans Qu’est-ce que la Philosophie : « Le concept d’un oiseau n’est pas dans son genre ou son espèce, mais dans la composition de ses postures, de ses couleurs et de ses chants. Un concept est ordinal, est une intention présente à tous les traits qui le composent ». On peut reprendre le même raisonnement pour l’analogie géométrique – unité de figure mais au fond infinie diversité des propriétés qu’implique cette figure : « Ne cessant de les parcourir suivant un ordre sans distance, le concept est en état de survol par rapport à ses composantes. Il est immédiatement co-présent à toutes ses composantes ou variations. Il passe et repasse en elles ». On ne saurait mieux dire ce que Spinoza entend par le concept de substance (quelque soit le mode et la détermination), le problème étant de savoir si la philosophie commence par récuser tout présupposé objectif (Descartes) ou si comme Spinoza, on commence par expliciter les présupposés objectifs de la pensée. Le choix de Spinoza relève d’une idée de la réalité comprise comme ce qui est « déjà-là » quand on commence à penser. C’est l’Etre qui se pose soi-même dans la réalité et dans le pensée. Le problème de la méthode disparaît aussitôt que ce problème est évoqué.
Il existe un concept dont nous n’avons pas la définition dans l’Ethique : c’est le concept d’entendement – malgré son importance. C’est un pilier de l’architecture conceptuelle de la première partie de l’Ethique. L’entendement pour n’être pas défini, est-il autre chose qu’un objet de connaissance ? Ce pourrait être une raison – un peu comme le cogito cartésien sans distance possible par rapport à lui-même. Mais dans l’Ethique, ce n’est pas la même raison qu’on peut invoquer, mais plutôt le fait que l’entendement n’a pas d’autre référent que lui-même. Il correspond à la présence de la vérité, sur un plan d’immanence, sous forme d’un ensemble (plus tard découvert comme infini) d’essences avec lequel la pensée coïncide aussitôt qu’elle est autonome (libre de la sensibilité et de l’imagination). Dans les premières définitions de l’Ethique, on ne sait jamais, quand il est question d’entendement, s’il s’agit de l’entendement humain ou divin, comme si la question n’avait pas d’importance étant donné que la finitude de mon entendement n’est rien d’autre que le fait que je dois penser dans l’ordre démonstratif, dans la succession des notions distinctes. D’où la difficulté de saisir la véritable unité intrinsèque dans chacune de ces parties du travail conceptuel. La finitude n’est ici que transitive. Les démonstrations doivent devenir les yeux de l’âme, c’est-à-dire s’effacer en réalisant leur acte. Elles ne doivent pas constituer un obstacle, un écran. Elles sont plutôt une aide, ce qui palie aux déficiences d’un entendement encore lié à l’imagination. C’est aussi un exercice de saisie de l’ordre de constitution des choses. Alors au fond, quand Spinoza définit l’attribut comme ce que l’entendement conçoit de la substance comme constituant son essence, il doit s’agir d’un entendement humain aussi bien que divin. L’entendement est conçu en dehors de toute référence à un sujet.