Ethique : « Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu »

« Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu », Eth. V, pr. 24

Que signifie cette proposition ? La connaissance des choses singulières n’a rien à voir avec celle des choses bonnes ou mauvaises. Les choses bonnes ou mauvaises n’entrent pas dans les second et troisième genres de connaissance. Le bon et le mauvais ne sont pas des rapports constitutifs des choses. Une chose n’est bonne ou mauvaise qu’en fonction d’un certain rapport qu’elle entretient avec autre chose. Il n’y a pas d’essence bonne ou mauvaise. Dans le Traité Politique, il est question de l’ingenium : le naturel d’un homme, sa façon à lui d’imaginer – et en politique, il doit être question de l’imagination puisqu’elle est source des opinions. Donc il doit être possible de fonder un savoir scientifique de ce naturel de l’homme pour qu’il y ait une politique rationnelle. Les Troisième et Quatrième Partie de l’Ethique ont cette fonction. Etudier cette façon dont les affects se produisent (et en particulier les affections passives). La théorie de l’imagination permettra une science de la politique dans le Traité Politique.

Cela ne signifie pas que les affections soient de l’ordre des essences, qu’elles aient une réalité semblable à celle des choses singulières. Elles impliquent que l’on prenne en compte la façon dont les essences existent dans la durée et entent dans des rapports affectifs, des transitions. Joie et tristesse sont des passages qui indiquent qu’il s’agit de la durée et non plus du point de vue de l’éternité). Il y aurait des niveaux de savoir, le niveau des essences étant celui de la connaissance des essences singulières qui a une fonction pratique éminente puisqu’il permet de voir en quoi les essences conviennent toutes entre elles, en quoi pratiquement l’homme peut devenir un dieu pour l’homme du point de vue de la raison.

L’impératif « il faut que » dans l’Ethique est problématique parce que l’Ethique se veut à l’indicatif. C’est pourquoi elle a plus à voir avec l’éthologie pour Deleuze. L’Ethique veut éviter ce qu’il y a d’inadéquat dans la notion de loi, de commandement. La loi impérative implique un sujet derrière la loi. Elle nous enferme dans un rapport intersubjectif. « Sommes-nous capables d’entrer dans le même mode d’existence que celui du sage ? » est une question étrangère au spinozisme. Spinoza montre ce que peut être l’existence du sage car il se peut que l’état actuel de notre essence l’empêche, que nous sommes déterminés à ne pas y parvenir. Il n’y a chez Spinoza qu’une description des effets objectifs de chacun des styles de vie.

Dans cette proposition – « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu » – une intention est proclamée : comprendre Dieu, et non plus obéir. La difficulté est de comprendre en quoi ceci est le but de l’Ethique, en quoi c’est identique au salut. Comment Spinoza prétend-il parvenir à une telle compréhension et quel rôle joue la connaissance des choses singulières ? Se greffe une question externe : peut-on identifier la raison théorique – et la connaissance – et la raison pratique – la liberté. Cette difficulté est à la base du système, commune au Traité de la Réforme de l’Entendement et à l’Ethique. Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, c’était une exigence de la rationalité de rechercher le fondement réel de nos connaissances pour ordonner et unir nos connaissances : existe-t-il un être et quel est-il qui soit cause de toute chose, de manière que son essence objective soit aussi cause de nos idées ?

Un rappel concernant la théorie de l’idée vraie : elle ne parvenait pas à s’assurer du fondement objectif de l’enchaînement des idées vraies. L’enchaînement des idées vraies se déduisant les unes des autres, mais n’est-ce pas la caractéristique de notre intellect ? Qu’est-ce qui prouve que c’est l’ordre réel des choses ? Il est intéressant de remarquer que dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, Spinoza affronte le double écueil du scepticisme et du cartésianisme (du dogmatisme de la finitude). Le scepticisme sépare la pensée de l’être et de la vérité. Le cartésianisme n’admet qu’une certitude relative et subordonnée à un infini incompréhensible, donc une sorte d’acte de foi. Aux yeux de Spinoza, Descartes est obligé de laisser une place à la foi. La philosophie s’est partagée entre deux orientations qui toutes deux limitent la rationalité : les sceptiques doivent se taire de peur de prononcer une vérité. Le cartésianisme pèche par sa conception de l’idée vraie qui ne lui semble pas pouvoir se justifier par la seule clarté et distinction de l’idée. Dans les deux cas, la vérité est déracinée de l’esprit : l’idée semble une représentation, un simple effet de la passivité ou de l’inertie de l’esprit. D’où l’insistance du Traité de la Réforme de l’Entendement sur l’immanence de la méthode au savoir : savoir, c’est savoir qu’on sait, mais il n’est pas nécessaire de savoir qu’on sait pour savoir. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une méthode préalable pour découvrir ce qu’est la vérité. Il y a quelque chose de réel, de consistant, de productif dans toute idée vraie : voilà, ce qui apparaît dans le Traité de la Réforme de l’Entendement. Par conséquent, en droit, tout acte de connaissance capable de saisir une essence est à la fois réel et vrai : je ne peux pas en douter. Encore faut-il que nous saisissions par le concept des êtres à partir de leur raison génétique ou loi de construction. Dans l’Ethique, cette exigence définit la connaissance du troisième genre. Mais elle est portée à sa limite Traité de la Réforme de l’Entendement, à sa condition première : il faut que l’on puisse passer de l’idée adéquate de Dieu à celle des choses singulières. Alors nous aurons la même connaissance que Dieu. On comprend pourquoi l’Ethique propose un autre ordre que celui du Traité de la Réforme de l’Entendement. Il faut commencer par construire l’idée adéquate de Dieu. . Le Traité de la Réforme de l’Entendement ne dégageait pas réellement le fondement de la connaissance : il posait simplement les conditions pour qu’il y ait un fondement. Toutefois, la construction de l’idée de Dieu implique que nous sachions déjà ce qu’est une idée vraie. Mais il n’y a pas cercle si l’on remarque que l’idée vraie réalise l’axiome 3 de la Première Partie relatif à la nécessité : « D’une cause donnée déterminée suit nécessairement un effet. Et si au contraire, nulle cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet suive ».

Spinoza le dit lui-même : pour comprendre l’Ethique, il faut admettre sa doctrine de la nécessité – et non l’inverse : ce n’est pas l’Ethique qui permet de comprendre la nécessité. La nécessité est au fondement du système, à commencer par la notion d’idée vraie. En effet, l’axiome 4 fixe la première condition de toute connaissance en fonction de la nécessité de la relation entre cause et effet, entre raison et connaissance : « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe ». Deuxième condition inséparable de la première : « une idée vraie doit s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée ». C’est la définition de l’adéquation : nécessité et objectivité se confondent dans la notion de l’idée adéquate : une idée adéquate nous donne une connaissance objective de l’essence par ce qu’elle nous donne une connaissance de sa nécessité interne. Il en résulte qu’une idée fictive ou fausse est une représentation qui n’appartient pas à l’entendement, qui ne correspond pas à l’acte de comprendre mais qui exprime plutôt la passivité et l’inertie dont notre esprit est capable. L’erreur est une notion toute relative ; elle n’a pas le statut d’un acte (comme chez Descartes) : ce n’est pas une affirmation qui serait indépendante de la représentation, que nous pourrions suspendre puisque concevoir et affirmer est une seule et même chose. L’erreur est bien plutôt privation – notion relative qui suppose qu’on soit déjà en présence de l’idée vraie : c’est le vrai qui va désigner le faux comme la lumière révèle à l’homme les ténèbres. Une idée n’est dite fausse qu’à partir de la saisie de cette idée sous la norme du vrai. C’est dire que l’idée fausse n’a pas atteint la complétude, la nécessité et en somme l’adéquation de l’idée vraie. Si donc il nous arrive d’avoir des idées inadéquates, il ne faut pas conclure qu’il ne soit pas dans notre essence de comprendre, de former des idées vraies ; il faut admettre que l’esprit n’est pas toujours en mesure d’affirmer son pouvoir de former des idées. Les idées ne sont donc pas des représentations qui s’imposeraient à notre esprit. C’est le statut des idées qui change, chez Spinoza. De même entre les idées, il n’y a pas simple juxtaposition : il y a un ordre déterminé qui fait que toutes les idées s’impliquent les unes les autres. Toutes les idées sont en un sens intérieures les unes aux autres.

La notion d’automate spirituel comporte un paradoxe : dans cette notion est comprise l’idée qu’il y a un mouvement spontané ininterrompu de l’idée vraie dans ses conséquences, mais en même temps, c’est lorsqu’il est automate spirituel que l’esprit est véritablement libre. C’est là qu’il se possède lui-même, échappant au hasard des rencontres, aux idées qui ne font qu’exprimer les affections des rencontres par les corps. La connaissance du second genre par laquelle nous formons des idées adéquates dans l’ordre dû n’est pas postérieure à la connaissance du premier genre : elle suppose que l’entendement ne soit pas empêchée par la connaissance imaginative. Elle suppose que l’entendement soit affranchi de la fiction, qu’il ne soit plus séparé de l’être, qu’il puisse reproduire dans l’esprit l’ordre des essences formelles, l’ordre des choses singulières comprises à partir de leur essence. Qui dit concept dit action : Spinoza oppose action et perception (représentation dans laquelle l’esprit est passif – tributaire de l’ordre des affections du corps).

Comment et pourquoi la connaissance peut-elle atteindre le plus haut degré de connaissance ? La proposition 24 de la Cinquième Partie considère comme évident que la connaissance des choses singulières soit en même temps la connaissance de Dieu. C’est évident à condition de se souvenir du corollaire de la proposition 25 de la Première Partie qui définit les choses singulières, c’est-à-dire les modifications des attributs de Dieu. C’est-à-dire qu’il réaffirme la nécessité de l’enchaînement des modes en ce sens précis qu’il y a unité des choses singulières à un même attribut : « une même nature pour tous les corps ». Le mode n’est concevable ou réalisable qu’en la substance ou Dieu. Ce qui est en jeu dans cette proposition, c’est la compréhensibilité de la chose singulière. Du même coup, la possibilité pour l’esprit d’atteindre sa véritable autonomie, c’est-à-dire la possibilité de l’activité de penser, la possibilité pour l’esprit en tant que mode, de jouir véritablement ou de prendre possession de sa propre existence. Dans le premier genre de connaissance, nous ne sommes pas en possession et en présence de nous-mêmes. Dans les deuxième et troisième genre, nous ne sommes pas seulement conscients de nous-mêmes : nous sommes nous-mêmes.

Dans l’Ethique, nous ne sommes plus à la recherche d’un fondement ontologique de la connaissance : maintenant, il s’agit d’un souverain Bien. La proposition 28 de la Quatrième Partie nous donne la clé de ce passage de la théorie à la pratique ou si on veut, de la métaphysique à l’éthique : « Le souverain Bien, c’est la connaissance de Dieu et la souveraine vertu de l’esprit est de connaître Dieu ». La démonstration se fonde sur l’assimilation entre un mode de connaissance et un degré de puissance : l’idée vraie a une puissance et exprime une puissance qui est incommensurable à celle de l’idée inadéquate. Donc la vertu ou puissance absolue, c’est la compréhension absolue. Et ce que l’esprit peut comprendre absolument, c’est Dieu. Comprendre et connaître Dieu, c’est la suprême vertu. Spinoza ne présente pas cela comme un impératif : il n’y a pas entre la connaissance et la liberté de hiatus irréductible (comme chez Kant ou Hume). Pour Spinoza, la pratique se déduit de la connaissance, de la raison théorique : la connaissance n’est jamais simplement représentation. La raison n’est jamais simplement théorique. Dans le troisième genre de connaissance, l’esprit n’atteint pas seulement la plus haute compréhension des essences, il atteint la plus grande positivité de l’idée puisqu’il saisit l’idée comme Dieu la produit : il la saisit comme dérivée de l’idée adéquate de Dieu ou encore de l’idée adéquate d’un certain attribut de Dieu.

Examinons la connaissance du troisième genre. L’exemple est celui de la suite des nombres 1, 2, 3, dont il faut trouver le quatrième proportionnel. Le premier genre de connaissance consiste à appliquer une règle reçue par ouï-dire : 3×2 :1=6. Dans le deuxième genre, on connaîtra le théorème d’Euclide qui démontre déductivement cette règle. Dans le troisième genre de connaissance, nous saisissons immédiatement le rapport entre b et a et nous comprendrons que x est 6, sans opération ni déduction. L’exemple est curieux : il signifie que nous saisissons les rapports de nombre en une même intuition ; autrement dit : nous saisissons la loi de la série. L’Ethique donne plusieurs indications sur cette clarté supérieure de la connaissance du troisième genre. Elle ne donne pas seulement des notions universelles, celle des rapports entre les essences ; elle nous permet de reconnaître dans les réalités singulières, la manière dont la nature s’y exprime. Le troisième genre de connaissance est donc la reconnaissance de la vie même de Dieu dans le mode, de Dieu dans sa singularité même. Et c’est ici que le parallélisme trouve sa signification éthique car la plus grande activité, liberté, joie, se trouve dans la compréhension des choses dans le troisième genre.

Il s’agit de reconnaître à l’individualité son fondement en raison : il s’agit de la soustraire à l’explication externe, mécaniste. A propos des corps dans la Deuxième Partie, Spinoza concilie un point de vue mécaniste dans lequel c’est l’association des individus qui forme un individu supérieur (exemple : notre corps) mais une autre inspiration se montre quand il s’agit de comprendre ce que peut le corps, qui fait intervenir une unité qui n’est pas un résultat : la naturation, l’individuation. Et là, nous ne pouvons recourir à l’explication mécaniste, le corps. Il exprime en lui la nature comme vie, comme processus d’unification. La connaissance du troisième genre est une sagesse en tant qu’elle sait reconnaître dans l’individualité humaine la présence de cette vie qu’est Dieu. On comprend alors pourquoi le Court Traité précède à peine l’Ethique, effectue un travail sur les concepts d’entendement humain et divin et montre que la seule possibilité de l’entendement humain de comprendre quelque chose est de s’affirmer comme immanent à l’entendement divin ; et réciproquement, il faudra procéder à la critique radicale de la notion de transcendance, de création, de néant, de manque. Le Court Traité prépare à travers l’immanence la possibilité de l’union à Dieu.