L’originalité de Spinoza est de faire intervenir la substance dans les preuves de l’existence de Dieu et dans l’élaboration de l’idée même de Dieu, puisque c’est elle qui va donner à la fois l’existence nécessaire et la raison suffisante de l’existence et des propriétés de Dieu. C’est la notion de substance qui va rendre intelligible le concept de Dieu de la même façon que c’est une définition génétique ou constructive qui permet de donner la raison suffisante des propriétés d’une figure géométrique. En outre, elle implique une relation analytique entre essence et existence : on peut dire qu’une substance ne peut pas ne pas exister si quelque chose existe. C’est le sens de la proposition 7 : il n’est pas possible de penser l’existence sinon dans son rapport à la substance.
C’est cette notion qui permet aussi de substituer dans l’idée de Dieu l’existence par soi, donc l’existence infinie en un sens absolu, à la notion traditionnelle de l’être infiniment parfait. On retrouve chez les post-cartésiens une critique de la notion de l’infiniment parfait comme moyen d’accès à l’idée de Dieu. L’argument est le même : cette notion a le tort de ne pas donner la raison suffisante de Dieu, de rester à un point de vue relatif (le point de vue de l’aspiration de l’imparfait à la perfection), comme on le voit par exemple dans la première preuve de Descartes (Troisième Méditation) lorsque Descartes considère la cause de l’idée de Dieu en tant qu’idée de l’infiniment parfait. Il en reste, aux yeux de Spinoza, à des propositions de Dieu, de substance, dont il infère qu’elles impliquent un maximum de réalité dans la substance elle-même. Le maximum de perfection implique un maximum de réalité dans la cause. Mais ce point de vue reste pour Spinoza, relatif. Descartes ne dit-il pas que la nature de l’infini lui reste inintelligible ? Mais c’est à cause de sa démarche, qui induit de l’être infini à sa réalité. Un tel concept ne permet pas de comprendre la nature de Dieu. L’infiniment parfait n’est pas exactement l’absolu. C’est pourquoi une lettre à Elisabeth, en 1678, admet que ces preuves sont trop rapides. Spinoza est donc attentif à ce sophisme : il veut éviter de présenter des preuves qui infèrent de l’existence finie des modes (des esprits) à l’existence nécessaire en soi qui en serait la cause. Pour que les preuves de l’existence de Dieu nous permettent de sortir du relatif (de l’idée du souverainement parfait), il faut que l’idée même de Dieu exprime dans les preuves ce qui est exigible d’une définition même de la chose. Sans cela nous ne pouvons pas en découvrir toutes les propriétés. Il faut connaître la loi de construction. Nous ne devons pas la remplacer par une propriété. C’est l’exigence d’une définition génétique qui commande la substitution dans les preuves de l’idée d’un absolument infini à l’idée d’un maximum de perfection. Lettre IX : « Quand je définis Dieu, l’Etre souverainement parfait, comme cette définition n’exprime pas la cause efficiente, je ne pourrais en déduire les propriétés de Dieu ». L’absolument parfait donne la loi génétique de Dieu. En dépassant l’idée d’infiniment parfait qui ne donne pas la raison d’être de Dieu, la notion d’absolument infini nous permet de comprendre réciproquement pourquoi nous formons une idée du souverainement parfait. La propriété dérivée dans l’esprit humain, c’est l’idée du souverainement parfait. On tenterait vainement de dépasser l’idée d’infiniment parfait en développant des arguments qui portent sur la quantité de réalité de l’effet ou de sa cause. Il faut faire en sorte que ce soit la substance elle-même qu présente son essence à l’entendement à travers sa loi génétique. Indépendamment de toutes considérations sur les limites de l’entendement, la notion de quantité de réalité est intimement liée à l’expérience de l’imperfection : on doit donc lui substituer un argument fondé sur la puissance. D’abord parce qu’un entendement n’a de puissance qu’en tant que ses objets en ont. La réciproque n’est pas vraie. C’est ce que montre la théorie de l’idée vraie : une idée a autant de vérité que son objet comporte de puissance d’exister et de produire son effet. L’entendement ne comporte pas plus de puissance que les objets qu’il peut concevoir. Le Court Traité insistait déjà sur l’axiome des puissances : toute puissance de penser et de connaître exprime une puissance d’exister qui lui est nécessairement corrélative en tant que l’expression d’une puissance d’exister des essences qui ne peut pas être plus grande que celles des réalités qu’elles pensent. Or dans l’Ethique, scolie de la proposition 11, c’est l’existence même qui est considérée comme puissance. Or un être fini existe déjà nécessairement, c’est-à-dire en vertu d’une cause extérieure qui le détermine à exister. Dès lors que nous avons une idée vraie quelconque – et c’est cet argument qui va jouer le rôle du cogito dans l’Ethique – dès que l’existence d’un être fini s’atteste dans la pensée, alors nécessairement une cause extérieure est posée, qui le détermine à exister. C’est le sens de la proposition conditionnelle : si quelque chose, alors Dieu existe. Si un être absolument infini n’existait pas nécessairement, un être fini aurait cette propriété aberrante de pouvoir exister par soi, ce qui est contradictoire avec sa définition. Il serait plus puissant que l’être infini – ce qui est absurde. La preuve a posteriori par l’absurde révèle une nouvelle signification de la preuve a priori : plus il appartient de réalité et de perfection dans la nature d’une chose, plus elle a de puissance pour exister. Dieu a donc par soi-même une puissance infinie d’exister, et par suite, il existe absolument.
L’argument de la puissance a deux significations conjointes. Il répond : 1) aux exigences d’une définition réelle : elle donne la causalité efficiente de la chose. 2) il renvoie au statut du mode possible. L’existence modale appartient à l’existence substantielle puisque c’est l’existence substantielle qui donne au mode sa puissance d’exister. Par exemple : c’est parce qu’il y a une puissance infinie de penser que l’homme pense. L’argument peut être explicité de la façon suivante : pour un être fini, l’existence n’est pas due à sa propre essence mais à une causalité externe qui ne peut pas ne pas par elle-même créer la puissance d’exister de la chose finie. La puissance d’exister d’une chose finie doit correspondre à la puissance d’une essence. Autrement dit, il y a une puissance propre à la chose finie et que les causes extérieures ne font qu’actualiser. S’il y a une vérité de l’existant, il y a une essence de chaque existant : sa loi de composition est sa vérité. Cette vérité est indépendante de la durée, c’est-à-dire de l’ensemble des causes qui interviennent pour maintenir, produire ou contrarier la puissance d’exister de la chose finie. Il faut donc pour chaque chose finie, considérer deux aspects de l’existence : l’un qui dépend de l’essence et qui est la puissance propre de la chose ; et l’autre, qui dépende des autres existences – c’est ce qui fait qu’un esprit humain n’est pas seulement capable de concevoir les choses selon l’essence, mais conçoit également de façon confuse (dans la mesure où il l’esprit d’un corps avec d’autres corps et qui exprime à la fois la nature de l’être qui conçoit et celle des êtres qui entrent en rapport avec lui). L’existence comme rapport aux autres existences est le lieu de la limitation dans la durée et de la confusion, tandis que l’aspect essentiel de l’existence – ce qui est de l’ordre de la puissance propre d’exister – est indépendant de la durée et des rencontres.
Nous voyons se profiler l’horizon éthique de la doctrine de l’immanence. La puissance propre d’une chose sera définie comme son effort. Proposition 57 : la puissance, c’est-à-dire le conatus, l’effort pour persévérer dans son être. Or, sous quelles conditions, pouvons-nous attribuer à un être fini, qui n’existe pas par soi, une puissance essentielle d’exister et d’agir ? Dans la seule mesure où nous considérons cette puissance comme la partie d’un tout, comme le mode d’une substance qui a une puissance infinie d’exister et d’agir. Il y a une puissance propre qui échappe à la durée, qui échappe au rapport avec les autres existences : cette puissance du mode est une expression déterminée de la puissance infinie. Dire que Dieu est la même chose que ses attributs, c’est dire que Dieu est l’ensemble des conditions sous lesquelles on peut affirmer une puissance de quelque chose. Autrement dit, si nous nous attachons au monde humain, capable de réflexion dans l’idée qu’il a de son corps, s’il y a quelque chose dans son essence, quelque chose qui constitue sa puissance propre d’exister, c’est parce que cette puissance participe à la puissance absolue d’exister et d’agir. Autrement dit, quelque chose de la liberté absolue ou de la spontanéité de la substance en tant que cause de soi s’exprime dans chaque puissance individuelle d’exister, en tant qu’on considère l’individu comme n’étant pas seulement soumis aux conditions externes mais à sa propre puissance d’exister. S’il y a une individualité des modes, c’est dans la mesure où les modes, par essence, appartiennent à la substance. Nous pouvons affirmer identiquement qu’il y a une liberté en l’homme et que pourtant il est déterminé, conditionné en tant que mode déterminé de la substance, comme existant. C’est pour cela qu’il peut résister aux contraintes, c’est-à-dire ne pas être déterminé par une causalité externe. La causalité de la substance dans chacun des modes est une liberté ou causalité interne. C’est le sens de la proposition 4 de la 4° partie : la puissance de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu. C’est le point qu’il faut comprendre pour saisir la portée de l’immanence, donc les raisons pratiques de la proposition 18 : Dieu est cause immanente, et non cause transitive.
Une difficulté se présente quand on considère le caractère indivisible de la substance, lorsque nous disons que les essences des modes font partie de la substance. Et en quel sens faut-il entendre « partie » ? Comment comprendre la participation d’un mode à l’essence et à la puissance substantielle, comprendre qu’un être fini qui vit dans la durée n’en demeure pas moins en rapport nécessaire et essentiel, et immuable avec la puissance divine ?