Deux choses sont manifestes si on compare l’accès discursif à l’infinitude dans le début de l’Ethique et dans la troisième méditation de Descartes.
Premièrement, il n’est jamais question, dans l’Ethique, de la conscience de l’imperfection. Spinoza ne part jamais du désir de se parfaire. La théorie des idées vraies implique une présence de la totalité des essences, une préexistence de l’être ou du vrai qui se manifeste dans n’importe quelle idée vraie. Si l’accès à l’infinitude ne part pas d’une expérience subjective de l’homme, c’est parce que, après le Traité de la Réforme de l’Entendement, seule la connaissance ordine geometrico, la connaissance rationnelle, peut être considérée comme absolument vraie, d’autant plus que l’Ethique élabore la théorie des notions communes (opposées aux idées générales) et qui sont de principes de déduction a priori permettant de construire les essences à partir d’autres essences. Le principal mérite de l’ordre géométrique est son objectivité, son indépendance à l’égard de l’expérience d’un sujet.
Sans doute chez Descartes, l’idée d’un infini devient-elle pleinement reconnue comme la plus claire et la première de nos idées. Elle est première ontologiquement par rapport à l’idée que j’ai de moi-même en tant que fini. Cette finitude est limitation, c’est-à-dire négation, et seconde par rapport au terme premier de l’infinitude. En première approximation, l’infini chez Descartes et Spinoza est le fondement intelligible de toutes les essences et de toutes les choses existantes. Cependant chez Descartes, cette notion n’est pas première pour nous ; Descartes ne prétend jamais qu’on puisse découvrir cette idée la première. Cette idée n’est première qu’en soi, et c’est pourquoi chez Descartes les preuves de l’existence de Dieu doivent suivre l’affirmation du moi pensant et non pas la précéder. C’est exactement l’inverse dans l’Ethique.
Conséquence de la thèse cartésienne que nous venons d’énoncer : je puis concevoir l’existence de l’infini, je ne puis pas en comprendre la nature (métaphore de la mer dont je saisis l’immensité sans la percevoir toute) : il n’y a pas de vision totale de Dieu. Pour Descartes, Dieu est une présence, une marque en moi qui impose ses décrets à ma pensée. Les preuves cartésiennes de la Troisième Méditation sont l’expérience d’une inadéquation entre l’infini et le cogito qui se prolonge dans le statut même des lumières naturelles, c’est-à-dire des idées innées qui sont reçues et non produites par mon esprit. Elles sont connaturelles à mon esprit, créées comme lui : ce qui signifie essentiellement que les principes des sciences –les idées innées – ne sont pas autosuffisantes et que l’analyse régressive des conditions d’intelligibilité s’arrête à des vérités premières qui ne sont pas nécessaires en elles-mêmes. La nature de mon esprit aurait pu être créée différente. Chez Descartes, il y a une connexion constante entre le fini et le divin, mais cette connexion ne va pas sans une certaine opposition. En effet, toutes les idées sont mes idées, des représentations à ma mesure, donc des modes du moi. « Je » suis une substance, séparée, pensante, séparée de sa cause par ses modes ; sa cause est celle de son existence et des raisons pour lesquelles cette substance a telle ou telle propriété. Pour Spinoza, la preuve ontologique est le pivot du système. Elle assure et l’intelligibilité de Dieu et celle des vérités. Cette preuve intègre la notion de causa sui et donne un fondement à l’intelligibilité de la nature.
Deuxièmement, dans l’Ethique, il y a une tendance à assimiler le fondement et la totalité. L’infini sera toujours saisi comme l’englobant absolu, comme ce dans et par quoi chaque modalité d’existence peut être et se concevoir. Tout peut être mis directement et indirectement sur le même plan que Dieu. Le fini ex-plique, c’est-à-dire déploie une puissance de l’infini, bien que de façon limitée. La nature naturante se retrouve dans ses effets (la nature naturée) puisqu’il n’y a qu’une substance qui existe et agit par la même nécessité. Il semble donc que Spinoza soit parti d’une certaine conception du vrai : le vrai étant l’effectuation de l’Etre dans la pensée. Le Court Traité dit que « les idées sont comme les récits de la nature dans notre esprit ». Spinoza fait de l’idée de l’Etre la norme d’intelligibilité de toute vérité. Mais si l’Etre ne se conçoit que sous une seule modalité essentielle – la nécessité – étant donné la signification que Spinoza donne au principe de raison suffisante, alors réciproquement, l’intelligibilité est la mesure de l’Etre : ce qui est concevable doit exister. La preuve ontologique est dans cette notion du possible (qui n’implique pas la double possibilité). Le possible exclut le pouvoir ne pas être. Dans la preuve ontologique, il suffit de concevoir Dieu, sa notion comme possible pour que du même coup, son être puisse être affirmé. Le possible, chez Spinoza, c’est le concevable. La concevabilité, c’est la possibilité de connaître les raisons pour lesquelles la chose est ce qu’elle est. Commencer par les preuves a priori, finir par les preuves a posteriori, c’est montrer que le principe de la philosophie est dans l’identification de la vérité à l’auto affirmation de l’Etre – ce qui permet à Spinoza de donner une signification forte au principe de Descartes : « Tout ce que nous connaissons clairement et distinctement comme appartenant à la nature d’une chose, nous pouvons aussi l’affirmer de la chose elle-même ». Il faut comprendre par le discours la saisie rationnelle de la possibilité d’une chose. Ce principe contient chez Spinoza l’idée que toute pensée adéquate est la pensée en tant qu’attribut de Dieu qui se pose elle-même. C’est le sens de la lumière naturelle chez Spinoza : l’autodétermination de la pensée elle-même. Ce n’est pas un don, ni une garantie de la bonté divine. C’est pourquoi il faudra concevoir que la pensée exprime totalement la substance. La lumière naturelle est la révélation de la chose même. Le principe de l’Ethique est que Dieu et se manifeste en toute notion bien conçue. Nous pouvons être unis à l’Etre.
Spinoza est plus proche d’une mystique que d’une théologie, c’est ce que Spinoza montre au chapitre 1 du Traité Théologicopolitique (De la Prophétie) où il entreprend de montrer que la connaissance rationnelle est tout autant divine que celle qu’on appelle prophétique (certaine et révélée à certains hommes par Dieu lui-même). La connaissance par la lumière naturelle est encore plus simple et directe, sans intermédiaire. Ce que nous connaissons par cette lumière dépend de Dieu et de ses effets. Spinoza identifie la connaissance des axiomes ou des notions communes et la connaissance de Dieu (la connaissance de la cause ou de la raison). D’autres types de connaissance ne peuvent être qu’ignorance ou superstition. « Le vulgaire, dit Spinoza, assoiffé d’étrangetés et de raretés méprise les dons naturels ». Il entend donc exclure la lumière naturelle quand il parle de prophétie. La lumière naturelle implique paradoxalement l’immanence du vrai et cette mystique de la connaissance, cette idée que nous pouvons être unis à la chose même, à l’Etre, que le fini peut exprimer l’infini, que l’existant mortel peut exprimer l’éternité. La lumière naturelle est aussi divine. Il y a entre la première et la deuxième partie de l’Ethique une profonde unité. La deuxième partie veut expliquer les lois de la nature humaine et la possibilité de connaître de façon objective, c’est-à-dire de participer à la nature de Dieu. Dans le Traité Théologicopolitique, Spinoza dit : « Notre âme, par cela qu’elle contient objectivement la nature de Dieu et en participe a le pouvoir de former certaines notions exprimant la nature des choses et enseignant l’usage de la vie ». La lumière naturelle est la puissance de l’entendement, dans la deuxième et la cinquième parties de l’Ethique. La notion d’attribut est un pivot de ce système. Avant la proposition XI où est affirmée l’existence de Dieu, Spinoza a établi deux choses concernant la substance : premièrement, son existence nécessaire (proposition 7) ; deuxièmement, l’infinitude la substance : est substance, ce que la pensée ne peut rapporter à une autre réalité, et pas seulement ce que le langage traite comme substantif.
Qu’est-ce alors que l’attribut ? Si l’attribut est explication, expression essentielle de la substance, on ne peut plus parler d’attributs accidentels. Déjà dans la scolastique, les attributs désignaient de moins en moins l’accident. Spinoza a travaillé les notions d’attribut et de substance dans les Principes de la Philosophie de Descartes. Et finalement, elles deviennent réciproquables. Chez Descartes, il y a une certaine obscurité de la substance par rapport à ses attributs, à la connaissance que nous pouvons avoir d’elle. La notion de substance opérait chez Descartes dans le sens d’une distinction des pensées (subjective et divine) et des substances (corporelles-étendues). L’essentiel pour Descartes n’était pas une connaissance exhaustive de la substance, c’était de débarrasser la connaissance de confusions entre des propriétés appartenant à une substance et à une autre (qui lui est hétérogène). La substance joue chez Descartes le rôle d’un principe méthodologique. Ce n’est plus seulement le sujet de l’attribution, mais une exigence de la pensée. Je dois toujours retenir d’une substance l’ordre auquel elle appartient à partir de son attribut essentiel. Il y a sans doute une double inspiration, qui a sans doute fait problème aux yeux de Spinoza : premièrement, une inspiration ontologique qui, comme chez Aristote, va au sujet ; deuxièmement, une inspiration rationaliste qu retient surtout la distinction des pensées et qui fonde un savoir clair et distinct de chacun des deux ordres. Mais en suivant la première inspiration, on aboutit à une difficulté : l’exigence ontologique pose finalement le sujet comme au-delà de ses attributs ; il n’est plus question de réduire la corporéité à la pure extension. Il y a quelque chose d’obscur dans la substance considérée en elle-même. Descartes dit bien que l’attribut essentiel donne la nature ou l’essence de la substance, mais il ne dit pas que l’attribut essentiel est l’être même de la substance. Il ne s’agit plus d’un pur connaissable chez Descartes. Et c’est ce pas que Spinoza a franchi. Il l’a franchi en affirmant que l’attribut était ce que l’entendement perçoit comme l’essence. Mais également dans la démonstration de l’existence de Dieu, en affirmant la réciproque, c’est-à-dire que ce que nous concevons comme l’essence de la substance est la substance. La substance cesse d’offrir l’opacité d’un sujet. A travers l’attribut, la substance devient transparente. Dans la lettre IX à Simon de Vries, Spinoza écrit : « J’entends par substance, par attribut, la même chose à cela près que ce terme s’emploie par rapport à l’entendement qui attribue ». La différence entre attribut et substance est purement nominale. « Une même chose peut appelée de différentes manières. Par exemple, un patriarche peut être appelé Isaac ou Jacob ». Il faut insister sur l’identification totale de la substance à l’attribut car cela renforce la thèse de l’univocité de l’Etre. Même lorsqu’on parlera des attributs au pluriel, il s’agira d’un même être, de la même réalité (corollaire 2, proposition XX) : « Dieu, c’est-à-dire tous ses attributs ». Cette identification de l’attribut et de la pluralité des attributs – non numérique – à l’unicité de la substance donne sa forme très particulière à la preuve ontologique de Spinoza. Sans doute voit-on apparaître dans l’Ethique des formes connectives et non plus attributives : Dieu « et » – et non plus « est » – tous ses attributs. Faut-il voir là le résidu d’un texte moins audacieux que le texte définitif qui soutient une univocité sans réserve ? On le verra plus tard quand on examinera les propositions en question. Ce qui est remarquable, c’est que tous les attributs sont chacun en son genre la réalité substantielle et entre eux, les expressions ou constituants d’une même essence qui n’est au fond rien d’autre qu’eux. Tous les attributs ont la même dignité. C’est une difficulté pour le lecteur. On évite le matérialisme : il n’y a pas d’éminence de l’Etendue par rapport à la Pensée. On évite l’idéalisme : il n’ y a pas d’éminence de la Pensée par rapport à l’Etendue.