Ethique : L’immanence

Dans la lettre 76 à Burgh, Spinoza écrit : « Je ne prétends pas avoir rencontré la meilleure philosophie, mais je sais que je connais la vraie philosophie ». Le meilleur implique une subjectivité qui commence par errer avant de trouver ce qui lui paraît le meilleur, tandis que le vrai implique une conscience immédiate de certitude, une conscience d’adéquation. Le vrai est inséparable de l’acte de comprendre, de sorte que douter du vrai serait aussi paradoxal que de dire que l’on ne conçoit pas ce que l’on conçoit. Concevoir implique une forme, c’est-à-dire une nécessité interne du concept. On ne peut douter de ce que l’on détient quand on procède de la raison à la conséquence. La certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même, c’est-à-dire la manière dont nous sentons l’essence. L’essence objective, c’est par exemple l’idée du cercle ; l’essence formelle c’est l’idea, c’est l’objet de l’idée. La certitude, c’est la conscience que nous sentons une essence formelle. Pour avoir la certitude du vrai, il suffit de former une idée vraie. Il n’y a pas de distance possible, comme chez Descartes, entre l’esprit et le vrai. Le vrai est la conscience de l’adéquation. C’est pourquoi le titre complet de l’Ethique est : « démontrée selon l’ordre géométrique ».

L’éthique, au sens le plus courant, désigne une règle de vie. Désormais, il y a une vraie vie, une vie consciente d’elle-même, capable de se posséder en vérité, qui ne s’effectue pas à son insu, dans la dépendance des causes extérieures. L’ordre géométrique est celui par lequel les idées, et en conséquence les modes d’existence, se suivent dans l’ordre géométrique réel et dû. C’est l’enchaînement qui va des causes aux effets (contrairement à l’ordre empirique ou inductif), de l’idée ou des raisons aux propriétés, que doit respecter notre puissance de comprendre si elle veut saisir adéquatement le réel et se saisir elle-même. L’éthique est la compréhension de la vie et en particulier de la vie humaine, lors de sa production, et une compréhension, une prise de possession intellectuelle de cette vie. Selon cet ordre géométrique, synthétique (opposé à l’ordre analytique des Méditations de Descartes), cet ordre ne peut être saisi sans que soient écartés de la pensée et des conduites, les pièges et les illusions produits par le faux savoir. C’est pourquoi les démonstrations de l’Ethique s’accompagnent toujours de scolies ou d’appendices dans lesquels s’effectue la critique de la connaissance par ouï-dire ou par expérience vague – la connaissance imaginative. Ce sont des thèmes qui ressemblent à des thèmes théologiques : recherche du salut, de la vérité par un certain rapport à Dieu. Le Court Traité (1650-60) contient ces thèmes mêmes de l’homme, de Dieu, du salut. Autre point commun entre les deux textes : le projet éthique anime déjà la compréhension de Dieu.

La doctrine de l’immanence apparaît d’entrée de jeu comme une exigence éthique et non pas d’abord comme une exigence théorique. La doctrine de l’immanence est liée à l’idée que Spinoza se fait de la vérité. Dieu n’est plus l’être transcendant qui fonde par sa véracité la vérité objective de l’idée. Dieu est cette puissance qui est présente à la pensée quand la pensée conçoit quelque chose dans l’ordre dû. La puissance démonstrative de la pensée exprime la puissance divine.

Questions pour les post-kantiens : la connaissance peut-elle par elle-même produire le salut ? Comment la connaissance peut-elle constituer le salut ? Comment se fait-il que la connaissance ne soit pas un simple instrument, un simple moyen au service d’une volonté indépendante d’elle ? Il arrive à Spinoza de concéder que l’Ethique soit fondée sur la métaphysique et la physique – ce qui ne veut pas dire que la métaphysique constitue une réflexion théorétique indépendante de ce qu’elle fonde car cela est interdit par la conception immanentiste de Dieu. La connaissance ne produit pas seulement des concepts, elle produit la puissance de l’entendement, c’est-à-dire la liberté de l’homme. Se comprendre dans le tout du réel, montrer comment l’infini est présent dans chacun de ses actes ou de ses pensées, c’est porter la vie à sa plus haute perfection possible, puisque c’est délivrer l’esprit de l’illusion qu’entretiennent les passions d’être déterminé entièrement par l’expérience, c’est-à-dire par l’extériorité. La première partie de l’Ethique, De Deo, consiste déjà à délivrer l’esprit des affections qui limitaient sa puissance.

La connaissance philosophique ne peut être que système. L’idée de système est l’idée d’une unité intrinsèque de la pensée. Notre pensée ne s’effectue que comme une partie ou une expression de la Pensée. L’idée de système contient ici l’idée de la préexistence de la Pensée qui est un attribut de Dieu. Or l’attribut exprime totalement et adéquatement sa substance. La substance peut avoir une infinité d’attributs, pourtant chacun des attributs exprime totalement la substance, Dieu, l’existence et la puissance de Dieu. Il y a réciprocité entre substance et attribut : Dieu est la Pensée, Dieu est l’Etendue. Dieu est la puissance infinie qui s’effectue dans chacun des attributs où elle s’exprime. Quand nous pensons une idée à partir de sa raison d’être, dans son ordre géométrique, c’est la Pensée infinie qui s’effectue en nous, au point que l’immanence a immédiatement un sens éthique, sans que nous ayons besoin d’aborder la question de la conduite. Car en s’effectuant dans la pensée, dans ma pensée, la pensée infinie délivre l’esprit des première formes de connaissance, inadéquates, qui ne saisissent que des effets sans leurs causes. Le système est donc chez Spinoza la forme même que prend le salut.