Ethique : Le fondement de la certitude

Avant même d’élaborer l’Ethique, Spinoza était en présence d’un problème. Sa réflexion sur l’idée géométrique l’avait conduit à une réflexion plus radicale sur la réalité de l’idée. C’est en fonction de la réalité de l’idée que se pose le problème de la jouissance intellectuelle, selon les mots du Court Traité. Ce qui discrédite les premiers genres de connaissance, c’est la passivité de l’esprit. L’esprit ne s’affecte pas lui-même, dit Spinoza.

Mais cette expérience dont Spinoza a désormais une conscience nette, précise, peut-elle être fondée ? La difficulté d’un point de vue métaphysique, c’est-à-dire pour un post-cartésien, c’est la question du fondement de la certitude, c’est d’établir la coïncidence de l’ordre vrai des idées, des essences et de l’ordre réel (hors de la pensée). Comment être assuré que dans l’expérience de l’idée vraie, mon entendement participe au réel ? Comment être assuré qu’il est affecté par lui ? En somme la méthode est-elle fondée ?

De la réponse à cette question dépend la possibilité du salut, si le salut est à la fois dans l’indépendance de la pensée à l’égard de l’accidentel, de la durée, de l’imaginatif – délivrance de la crainte et de l’espoir mais aussi dépendance de la pensée à l’égard de l’être véritable, c’est-à-dire à l’égard de l’éternité – et c’est sans doute le présupposé du Traité de la Réforme de l’Entendement. Comment se pose donc la question du salut dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, §99 et §100 ? Ces deux paragraphes exposent les réquisits communs de la vérité et du salut : chercher autant que possible s’il existe un être et lequel, tel qu’il soit cause de quelque chose de sorte que son essence objective soit aussi cause de toutes nos idées. Le problème du fondement est posé de façon très précise. Pour que le salut puisse effectivement se réaliser dans la possession de la vérité, il faut qu’il existe un être et qu’on puisse le connaître (le fondement sera la connaissance de l’Etre qui sera le principe) et que cet être soit en même temps la cause de toutes choses et la cause de toutes nos idées. Le problème de la garantie divine chez Descartes a été transformé dans ses termes mêmes et il est question de trouver ici le fondement dans un être qui assure une double causalité.

En somme, jusqu’à présent dans le problème de la méthode, nous n’avons pas dépassé le stade d’une mathesis universalis, sans cesse appliquée à tous les objets, y compris aux réalités métaphysiques (essences de toutes choses). Sans doute, la méthode nous a-t-elle déjà permis d’éprouver la puissance de l’entendement, sans doute nous a-t-elle délivré des préalables, tels que la trop fameuse question du commencement ; l’esprit a toujours-déjà commencé, nous dit Spinoza. Il n’y a pas d’originaire. Il suffit d’avoir une idée vraie quelconque pour savoir comment une idée vraie s’obtient et, ajoute Spinoza, nous avons toujours l’expérience d’une idée vraie, cela est acquis.

De plus, l’idée s’est montrée dans toute sa puissance capable, indépendamment de toute référence à un objet externe, de montrer la possibilité de son objet. Donc l’idée vraie a déjà témoigné d’un rapport au réel, de l’ordre interne et de la liaison des essences entre elles. Elle nous a affranchi d’un préjugé concernant l’entendement : celui qui voudrait que nos idées soient toujours les empreintes des réalités extérieures agissant sur l’esprit. La méthode comme réflexion de l’idée nous a appris à reconnaître l’autonomie de idées vraies et par là l’autonomie de l’esprit. Aussi le simple fait de savoir que l’idée du cercle a pour cause une autre idée et non pas un cercle extérieur, le fait de savoir que l’essence formelle du cercle est une certaine production intelligible et qu’il y a un mouvement d’engendrement des essences (par exemple les essences géométriques) dans et par la pensée, nous a assuré que l’autonomie de l’esprit était possible.

Cependant l’être formel de l’idée est autre chose que l’être formel de l’objet dans l’étendue. L’être formel (le cercle par exemple, non son idée) peut avoir deux types d’existence. Premièrement, une existence dans l’étendue (où d’autres causes interviennent que les essences formelles dans la pensée). ; Deuxièmement : une existence dans la pensée qui implique une série d’essences.

On aura dans l’Etendue, affaire à un autre attribut, à une autre sorte de réalité que la pensée. La méthode ne nous assure même pas qu’il y ait une correspondance entre les deux. Elle nous assure seulement qu’il y a une possibilité de réalisation de l’essence formelle hors de la pensée. Elle ne nous assure pas qu’il y ait une égalité, ni une équivalence entre les structures de la Pensée et les structures de l’Etendue. Autre est le cercle, autre l’idée du cercle. Cela vaut aussi pour le parallèle intracogitatif, c’est-à-dire à l’intérieur de l’idée. La certitude, c’est simplement la conscience que nous avons de l’essence formelle dans la pensée. « C’est la façon dont nous sentons l’essence formelle qui constitue la certitude ».

Il y a une erreur au milieu de la page 191 dans la traduction GF : « essence objective » doit être mis pour « essence formelle ». Il faut remplacer ici la conscience que j’ai de l’essence formelle (idée représentative de quelque chose) par l’essence objective. La certitude, c’est la conscience d’être en présence d’une idée bien formée, qui donne ses raisons. Après tout, la conscience n’est certaine que de cela : l’essence formelle dans la pensée. Ce n’est pas rien, puisqu’il y a dans l’idée vraie une réalité, une clarté qui lui vient de sa bonne forme. Sentir l’essence formelle, c’est donc déjà savoir qu’il y a une réalité dans la pensée, savoir que la pensée n’est pas seulement une suite de représentations, qu’elle n’est pas composée d’images ou de tableaux muets. La pensée, selon la métaphore de l’écran, est une métaphore fausse de la pensée. Il faut au contraire saisir la pensée comme une activité réalisante qui est capable de former des réalités qui lui sont propres et dont elle connaît les raisons.

Mais cette puissance de la pensée n’est pas encore rattachée à la puissance même de l’Etre absolu. Je pourrais penser que cette puissance de penser qui est en moi ne dure que le temps de l’attention ou le temps d’une vision. On pourrait penser qu’il s’agit d’une activité psychologique liée à la durée et alors la méthode n’aurait pas rempli sa fonction. On ne voit pas comment la simple possession du vrai pourrait être identiquement le salut, pourrait nous délivrer de la durée. Pour que cette puissance de penser puisse être rattachée comme son expression à l’Etre absolu, il faudra que la cause de ma puissance de penser puisse être trouvée dans cet Etre absolu lui-même. Il faudra que je comprenne que quand je pense, ma pensée est produite par la pensée absolue, que je me conçoive comme un automate spirituel, comme la production même de la pensée par l’Etre.

Il faudra aussi, pour pouvoir élaborer la théorie du conatus (de l’effort de conservation), comprendre que la pensée exprime cet effort. Le point qui est acquis dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, c’est qu’il y a plus d’intensité d’existence, plus de puissance dans la pensée que dans la pensée fictive (voir scolie de la prop.49, 2° partie). Le vrai et le faux ont le même rapport que l’être et le non-être puisqu’il n’y a rien de positif qui constitue la forme du faux. Le faux n’est que privation.

Mais l’intellect atteint-il autre chose que ses propres caractéristiques, que sa propre puissance ? Comment le rationnel évitera-t-il d’être en excès ou en défaut par rapport au réel ? Il faudra donc se demander comment la détermination interne de la pensée pourra s’assurer qu’elle reproduit ou réalise la détermination des choses (cf. § 99, Pléaide ou § 57 en GF). La solution sera trouvée en deux étapes. La première est déjà dessinée par le Traité de la Réforme de l’Entendement. La seconde étape ne sera franchie que dans la première partie de l’Ethique. La première étape consiste à rechercher le fondement des idées en tant que fondement immanent à la pensée elle-même, dans la pensée. Elle cherche un ordre, une raison qui rende compte à la fois de l’ordre des essences dans la pensée et de l’ordre des choses hors de la pensée. Spinoza revient curieusement au pouvoir de la déduction. Après avoir posé le problème, après avoir montré que la raison exigeait qu’il y ait un fondement unique de la pensée et des choses, Spinoza revient à la déduction. Il est avant tout nécessaire de déduire toutes nos idées des choses physiques des êtres réels en progressant autant que possible suivant la série des causes d’un être réel à un autre.

Quelles sont les choses physiques, les êtres réels dont il faut former des idées dans l’ordre dû, synthétique, déductif ? Les choses physiques dit Spinoza ne sont pas les choses changeantes, séparées et disparates que nous présente la perception imaginative. Ce sont plutôt les choses fixes, éternelles, c’est-à-dire les lois de la nature ou notions communes. Les rapports nécessaires qui existent entre les phénomènes – ce sont cela les notions communes. Il s’agit des rapports essentiels sans lesquels les réalités phénoménales ne peuvent pas être conçues, ce qui fait que la réalité physique a ici deux aspects où l’on retrouve les deux sortes d’existence de l’être des idées. L’un relève de la pensée proprement dite (de l’intellection des causes) : c’est une ontologie du monde physique. L’autre relève de la perception imaginative, de l’expérience vague : c’est l’ordre des phénomènes tel qu’il se présente à l’observation. C’est seulement du premier aspect que Spinoza dit : il faut trouver un fondement, l’étant qui soit la cause de toutes choses, § 42 (ou § 28 en GF). Cet étant était recherché en termes d’origine ou de source des idées et de la nature. On pouvait croire alors que l’idée de Dieu au sens de fondement (au sens cartésien) était recherchée comme un objet de pensée ou une trace dans la pensée, alors que maintenant il s’agit plutôt d’un fondement unique, universel absolument et qui n’est plus seulement source/origine, mais aussi principe fondamental de la rationalité – un être dont on pourra dire qu’il est la cause ou la raison de tout ce qui existe.

Mais un tel être ne saurait être un objet pour la pensée s’il doit déterminer la puissance interne de la pensée. La difficulté ? Cet être, Dieu, doit fonder l’activité même de la pensée de telle sorte que cette pensée reste autonome, manifeste sa puissance interne et en droit ininterrompue des déductions – ce qui implique que le fondement de la pensée, c’est-à-dire de la cogitatio, ne saurait être une puissance extérieure à la pensée, à laquelle la pensée devrait se soumettre. Rupture avec le cartésianisme de la véracité qui impliquait une soumission à l’infini. Si le fondement de la cogitatio était extérieur à la pensée, alors toute la théorie spinoziste du salut qui consiste dans l’autonomie de l’entendement serait contredite. Il faut donc cesser de penser la connaissance sur le mode exclusif de la trace, de la marque, de l’empreinte faite par la substance (Dieu) sur une créature passive puisque l’idée n’est pas une image muette : c’est une affirmation, un acte de la pensée. Spinoza y revient dans des propositions et scolies de la deuxième partie de l’Ethique : XLIII, XLVIII, XLIX. Il ne faut jamais identifier une idée vraie à une représentation qui dépendrait d’autre chose que de la puissance de penser. Il ne faut jamais assimiler l’idée à une image. C’est ainsi que Spinoza rompt avec l’anthropomorphisme puisque la pensée ne nécessite plus une dépendance du sujet (aux deux sens du mot sujet : esclave et cogito).

La cogitatio apparaîtra chez l’homme, sous forme d’un axiome : « l’homme pense », et non « je pense ». L’idée vraie n’aura jamais pour cause quelque chose hors de l’entendement, mais seulement une autre idée vraie (et de proche en proche toute une série d’idées vraies) dont la production se fait dans et par l’entendement. Dans l’Ethique, la passivité de l’entendement qu’on trouvait dans le Court Traité disparaît. Le fondement, l’idée de l’Etre parfait, ne se trouve pas hors de nous mais en nous, dans le mouvement ininterrompu de la pensée vraie. Jamais le fondement n’est désigné comme un objet de pensée, comme un objet pour la pensée. L’esprit humain ne subit plus de détermination externe, mais réalise sa propre détermination interne lorsqu’il procède à la déduction des choses fixes et éternelles (essences). Toutefois l’idée de Dieu dans le Traité de la Réforme de l’Entendement n’est que le fondement immanent à la connaissance. Cet ouvrage est inachevé parce que Spinoza n’a pas réussi à transformer ce fondement de la connaissance en un fondement ontologique.

On ne sait donc pas ce qui peut justifier l’autre fonction de fondation et qui permet de sortir de l’affirmation de la réalité de la pensée pour rendre compte de l’enchaînement des choses mêmes hors de la pensée. Problème : comment l’ordre autodéterminant de ma pensée (la connaissance adéquate) pourra-t-il être reconnu comme l’ordre de production des choses réelles ? Comment répondre à qui soupçonne la pensée autonome de céder à l’illusion d’idéalisme (cette illusion selon laquelle le moi peut établir le non-moi) ou encore l’illusion dogmatique qui croit que toute réalité est définissable et ordonnable selon un ordre géométrique ? Dire que la pensée doit reproduire un ordre qui imite celui de la nature annonce le parallélisme. Mais le parallélisme n’est pas fondé dans le Traité de la Réforme de l’Entendement : il est seulement exigé par la raison. Comment penser l’idée d’un Dieu de façon à y reconnaître une causalité qui soit identiquement production des essences et production réelle des choses physiques ? Le statut du fondement est absolument nouveau dans la philosophie. C’est la première fois qu’on n’a pas pensé le fondement en termes de transcendance ou de création. Le fondement n’est plus pensé en termes théologiques. Il n’est plus sensé créer les vérités ou les existences. C’est l’Etre même qui s’exprime dans la pensée, qui fait qu’il y a de la réalité dans les idées vraies, de la cohérence dans la nature. Le fondement n’est pas distinct de ce qu’il fonde, c’est-à-dire qu’il n’est ni une chose, ni un sujet (c’est ce qui est insupportable aux post-cartésiens). On ne cherche pas le fondement dans un esprit, fut-il d’une immensité infinie. Ce principe (§ 105) doit diriger nos pensées : mais il ne peut être autre chose que la connaissance de ce qui constitue la forme de la vérité. Ce principe se trouve dans la connaissance elle-même, de telle sorte que connaître une chose et son insertion dans la série des choses, c’est connaître Dieu.

Or sans la connaissance des essences, les choses singulières ne pourraient être elles-mêmes pensées, ni possibles. La possibilité d’exister serait inconcevable. C’est malheureusement ici que le Traité de la Réforme de l’Entendement se révèle insuffisant car l’auto-suffisance des idées n’est fondée que sur la force de la déduction. Nous ne sommes pas encore assurés d’un fondement : il faut encore la représentativité des idées du point de vue de la réalité extérieure.

En posant les deux questions classiques de la théologie, Spinoza, aux § 99 et §100, vise tout autre chose que le discours théologique, c’est-à-dire qu’une cause absolue et absolument créatrice. Il vise une unité de substance entre les pensées et la nature. Il vise un concept qui permette de penser que la Pensée et l’Etendue visent le même être (malgré leur distinction nécessaire) dont il faut que l’on puisse distinguer l’identité logique de connexion des essences et des réalités dans l’Etendue. Il faut dire que le Traité de la Réforme de l’Entendement indique déjà quelques instruments conceptuels permettant de construire une telle idée (l’idée d’une unité de substance). Au § 99, Spinoza a indiqué ce que devait être la définition d’une chose incréée, la cause première (la notion de causa sui est toute proche). La question de son existence ne se pose donc plus. L’être qui est à lui-même sa propre cause ou raison existe nécessairement.

On remarquera aussi que la recherche de la cause de soi en tant que fondement modifie le contenu même de la notion de cause de soi dans un sens immanentiste c’est-à-dire dans ce sens où cette cause ne peut pas se produire sans produire toutes ses conséquences, la nature elle-même. Il semble que Spinoza ait hésité à franchir le pas de l’exigence ultime de la raison. Par causa sui, il ne faut pas entendre que Dieu est en un sens passif, subissant les effets de sa causalité. On voit que si la cause de soi est entendue comme la connexion nécessaire entre la cause et l’effet, Dieu n’est plus cause libre absolument selon une notion de libre arbitre, et devient cause nécessaire de tout ce qu’il produit, à commencer par sa propre existence. Spinoza, même s’il hésite, est en présence de toutes les exigences de l’idée vraie en tant qu’idée suffisante, et formellement et objectivement. Pour satisfaire toutes ces exigences, il va falloir passer outre sur tous les interdits imposés par le créationnisme (« entendement créateur »). L’autoposition de la cause de soi est la position de tous les effets qui ont lieu dans la nature, sans qu’il y ait transitivité, extériorité des effets à Dieu.

Le salut est possible si l’homme retrouve dans sa pensée la productivité de la causa sui. Il faudra déterminer l’essence de Dieu de telle sorte qu’on puisse le comprendre comme une cause impliquant ses effets selon une nécessité parfaitement intelligible (d’où le paradigme du triangle) de la même façon qu’un triangle implique ses propriétés, c’est-à-dire selon une nécessité qui atteint la totalité de ses effets, i.e. les propriétés. Le fondement est la raison suffisante de tout ce qui est productible dans la nature et pas seulement de ce qui est pensable en termes d’essences. Nous comprenons alors peut-être mieux l’ordre des définitions de l’Ethique. 1. Causa sui. 2. Etre par soi. 3. Etre conçu par soi. 4. Substance. La Causa sui est la raison suffisante de toutes les conséquences que ma pensée pourra bien tirer d’une idée. Le projet du livre I de l’Ethique est donné dans la proposition XXX : « Ce qui est contenu objectivement dans l’entendement doit nécessairement être donné dans la nature ». Ainsi la déduction des idées pourra-t-elle représenter effectivement la production des choses en Dieu et par Dieu – conséquences devant lesquelles Spinoza hésitait dans la rédaction du Traité de la Réforme de l’Entendement : 1. le rationalisme absolu : l’idée que Dieu ne peut pas produire les idées d’une autre manière que celle qu’indique la pensée. 2. La puissance de Dieu s’identifie à son essence et cette puissance consiste à assurer à toutes les essences dérivées leur nécessité. 3. Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, l’immanentisme est dans l’ordre de la pensée (ce qui assure le salut) mais cet immanentisme n’est pas encore fondé sur le plan ontologique. Il le sera dans l’Ethique (et déjà dans le Court Traité antérieur à l’Ethique).