Ethique : la renaturalisation du corps

Si on cherche à expliquer le corps humain more geometrico, cela signifie que le corps humain se trouve renaturalisé : il appartient à la nature – ce qui ne veut pas dire qu’on le rabaisse au mécanique mais au contraire, on lui accorde les propriétés dont la nature entière en tant que substance est capable. Car d’où vient l’unité d’un corps sinon d’une puissance de naturation comme l’avait déjà vu Aristote dans sa Physique (bien que la nature soit finalisée chez Aristote) ? Mais il est vrai que chez Spinoza, il y a une forme de finalité interne dans l’existence de l’individu nature. La différence entre l’inerte et le vivant est là. Le vivant actualise les propriétés d’une organisation qui est celle de l’individu nature.

D’où cette puissance de naturation tire-t-elle son efficacité si le corps humain en particulier n’est pas capable de connaissance ? C’est pourquoi la connaissance est au cœur de l’existence du corps dans son pouvoir d’être affecté. Avant même de parvenir à la représentation, d’être réfléchie, la vie est déjà unification, et dans le corps humain, c’est le degré de complexité des pouvoirs cinétiques et dynamiques qui sont au service de l’unité individuelle. Autrement dit, les mouvements du corps humain sont susceptibles d’une perfectibilité infinie, en particulier les organes sensoriels et moteurs, ce qui explique l’intérêt de Spinoza pour l’anatomie et la physiologie – comme pour Rembrandt – études qu’ils reconnaissent tous deux comme une reconnaissance des propriétés de la nature entière dans la modalité du corps humain. Rembrandt parlait du « grand mouvement naturel », ce qui rejoint l’idée spinoziste d’une seule substance, d’un seul mouvement générateur des corps dont il laisse deviner l’existence à travers les effets de cadrage.

Ce que Spinoza veut saisir, c’est l’expérience constitutive d’un corps, sa dynamique qui fait intervenir une réserve de puissance par l’utilisation des actions des autres corps. Il y a toujours des rapports sous lesquels les corps conviennent, mais sous certains rapports, les mêmes corps peuvent entraver ou faciliter notre puissance. Les notions communes auront donc une application pratique : trouver en pratique sous quels rapports nos existences corporelles peuvent se composer pour former un tout supérieur. C’est la réinterprétation du pacte social de Hobbes comme formation d’un corps politique : unité sous laquelle les puissances individuelles se composent et cessent sous certains rapports de se détruire et s’opposer. Il faut considérer également que le pouvoir d’être affecté d’un corps varie entre un seuil optimal et un seuil pessimal : le seuil optimal ne se définit pas par la durée, quantitativement parce qu’alors un rocher, une pierre, auraient une plus grande puissance qu’un vivant : ce serait absurde. Il faut faire intervenir ici le point de vue qualitatif du pouvoir d’être affecté, de la puissance. L’effort pour persévérer dans son être est un effort pour déployer son être (et pas seulement pour le conserver). La persévération est déploiement actif de la puissance, ce qui d’ailleurs peut se déduire du fait que la cause essentielle du conatus est la nature naturante considérée dans son effort spontanée d’unification. Il faut donc dire que la connaissance du corps est déjà une connaissance de soi qui tranche avec les conceptions ascétiques de rapports entre l’esprit et le corps. Car l’idée que je suis est à la Pensée exactement ce que le corps que je suis est à l’Etendue. Il faut aussi considérer les limites de l’existence qui ne sont pas inscrites dans l’existence : nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure. La limitation se fait toujours sur le mode de la rencontre d’une autre puissance qui n’entre pas dans un rapport de compatibilité, de composition avec ma propre puissance. S’il y a finitude, c’est qu’il y a pour l’esprit comme pour le corps des obstacles extérieurs. La limite n’est pas dans l’entendement, mais elle se trouve par rencontres (des idées, des images inadéquates qui expriment sur un mode imaginaire des affections du corps en tant que passives).

Spinoza affirmant dans la Deuxième Partie que tous les corps sont à quelque degré animés affirme du même coup que toute existence modale a une unité qui se réalise dans un pouvoir d’être affecté et d’agir. Le pouvoir de l’homme étant de prendre conscience des variations de ce pouvoir d’agir et d’être affecté, donc de connaître les seuils optimal et pessimal. Le statut de l’homme n’est pas défini par l’absence de nécessité interne. Quand Spinoza proclame que l’homme n’est pas substance mais mode, il ne prétend pas par là définir positivement l’essence de l’homme. Le statut de l’homme se définit par les variations du pouvoir d’être affecté et d’agir, par le type d’action qu’il peut réaliser dans l’ensemble des rapports de mouvement et de repos qui caractérisent la nature. Ici Spinoza utilise la notion de mode : il va faire correspondre à la Pensée le mode infini immédiat de la Pensée (l’effet immédiat total) : l’entendement – et à l’Etendue, le mode infini immédiat du mouvement, c’est-à-dire le mouvement d’ensemble de la nature, le visage de tout l’univers – d’où il va dériver l’ensemble des entendements finis (modes infinis médiats). Le mode infini médiat est appelé ainsi parce qu’il est composé de mouvements partiels en tant qu’ils appartiennent au mode immédiat, en tant qu’ils appartiennent à un tout. Et il en est de même pour chaque esprit, chaque entendement qui ne peut être conçu dans son activité qu’en relation avec le tout de l’entendement divin, de la connaissance.

La connaissance n’est plus l’acte d’un sujet, mais la totalité infinie dont nos actes de connaissance sont les modalités. Retenons que chaque individu est en tant qu’essence inséparable de l’infinité des autres. Il y a donc des rapports de convenance d’unité caractéristiques des essences dans le mode infini immédiat. Les conditions pour qu’il y ait des effets se ramènent à l’unité d’une nature, ceci en tant qu’essence. Si les hommes se concevaient comme des essences, ils conviendraient en tout – et c’est ce qui arrive entre des hommes raisonnables. L’homme raisonnable est une existence qui a compris son essence et ce en quoi elle convient avec les autres. Là, on se rapproche de l’unité, sur deux plans indissociablement ontologique et pratique. En tant qu’existence, chaque esprit et chaque corps est inséparable des autres par des rapports de causalité qui ne sont pas tous des rapports de composition, d’unification. L’essence de l’homme est donc constituée d’une part par les propriétés des attributs de Dieu dans une certaine détermination qui individualise l’essence, mais cette essence est d’un autre côté relative à un corps singulier lui-même tributaire dans sa puissance, des rapports avec les autres corps.

Dans l’entendement humain, qui n’a pas besoin d’être défini puisqu’il se définit par sa productivité – des idées adéquates se produisent et produisent actuellement l’unité de nature des essences telles qu’elles sont unifiées dans l’entendement divin. Ce qui fait que l’intellect est un pouvoir de s’unir à la nature universelle, c’est-à-dire un pouvoir de l’esprit de dépasser la passion définie par les limitations actuelles ou par la forme privative (d’un manque à être) du pouvoir d’être affecté. Dans le scolie de la proposition 13 de la Deuxième Partie, Spinoza parle des différences entre esprits ou idées du point de vue de l’excellence ; les unes peuvent contenir plus de réalité que les autres. Si on applique cette remarque aux esprits, les différences qualifient des degrés de puissance de la pensée. On remarquera donc que la Deuxième Partie qui se présentait comme une étude de la nature de l’esprit porte en réalité sur la connaissance. Spinoza s’en est expliqué dans la Cinquième Partie, proposition 36 : « l’essence de notre esprit consiste dans la connaissance dont Dieu est le principe et le fondement ». Mais on pouvait déjà le comprendre à partir de la théorie de l’idée adéquate car l’adéquation n’exprime rien d’autre que la puissance autonome de l’esprit et n’est surtout pas conformité, obéissance à un modèle extérieur. C’est une rupture avec la mimésis qui caractérise la métaphysique depuis Nicolas de Cues, avec l’entendement comme copie, faculté mimétique à l’égard de Dieu. L’expression d’automate spirituel a une signification positive : c’est un pouvoir immanent à la Pensée de retrouver la puissance de la nature et ce pouvoir est en même temps le pouvoir d’intérioriser l’individualité de la nature : ce qui constituera le sommet de l’autonomie spirituelle. Devenir conscient de soi n’est plus une propriété subjective, réflexive de la substance pensante : c’est le pouvoir que donne l’idée adéquate, pouvoir de surmonter l’immédiateté du sentir.