Histoire du concept de substance
Il faudra partir de l’identification de la substance et de la cause pour comprendre la construction logique de l’unité de la substance. On peut se demander pourquoi Spinoza a privilégié la notion traditionnelle de substance ? Pourquoi lui a-t-il fallu passer par la substance pour construire sa théorie immanentiste ?
Histoire du concept de substance – état de la question à l’époque de Spinoza
Pourquoi recourir à la notion de substance ? Il y a un retour à Aristote pour penser l’Etre comme suffisant par soi, comme ne requerrant aucune dépendance à l’égard d‘un être supérieur (tel que le Bien chez Platon). En Métaphysique Lambda, 10, on peut lire : « Il nous faut examiner de laquelle des deux manières la nature du Tout procède du Bien. Est-ce quelque chose de séparé existant en soi et par soi ou est-ce comme l’ordre même du Tout ? » Le principe du Tout est-il séparé ? Quand il s’agit de la Nature, pour Aristote, il est dans la Nature. Il n’y a pas de principe d’ordre en dehors de l’ordre lui-même. Il n’y a pas de Nature qui n’ait en elle-même le principe de son propre mouvement. Dans ce contexte, la substance n’est pas seulement sujet de l’attribution, mais c’est un principe d’intelligibilité – une réalité qui n’est pas seulement un principe d’existence. C’est à partir du déploiement de l’essence en tant que forme que nous pouvons comprendre la possibilité d’exister d’un être. Autrement dit la substance est un principe actif, présent dans la composition c’est-à-dire l’unité de tout être qui a un certain ordre se déployant dans le temps et qui permet de penser son devenir – donc principe actif dans la composition et l’unité réelle. C’est aussi le fondement de notre connaissance de cet être. C’est à lui que s’attribuent les catégories, c’est-à-dire les différents points de vue sur la chose. Jusqu’ici il n’y a pas d’affirmation qui aille au-delà de la méthode : la substance peut exister à part, par soi. C’est donc le fondement que présuppose toutes nos enquêtes sur un étant quelconque, d’un point de vue logique et grammatical, c’est-à-dire ce qui n’est pas prédicable d’autre chose. Et c’est là que culmine la critique des Idées platoniciennes. L’Idée de Beau ne peut pas désigner une substance, un être, mais seulement un terme prédicable d’un sujet. L’Idée séparée est une abstraction. Le Beau ne peut pas exister à part des autres êtres beaux. La pensée de Spinoza est une pensée de l’affirmation de l’essence en tant que concret, c’est-à-dire en tant qu’unité des déterminations. Concret au sens hégélien du terme : ce qui croît ensemble, ce qui croît dans une même unité de composition, ce qui ne peut être analysé ou décomposé que par abstraction.
La première définition de l’Ethique, celle de la causa sui, rejoint la notion de substance comme ce qui se produit par soi-même dans l’existence. Mais le terme causa sui signifie la substance par excellence, celle dont l’essence enveloppe l’existence. Spinoza va dans le sens d’une conception absolutiste de la substance. Ce n’est pas seulement un point de vue fondamental sur l’Etre, ni seulement ce qui permet de concevoir un être quelconque ; c’est l’Etre en tant qu’Un, c’est l’Etre absolu. La réunion des termes substance et causa sui absolutise la notion de substance. L’argument ontologique est déjà contenu dans la définition de la cause de soi. Puisque dans la deuxième affirmation « ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante », Spinoza fait remarquer que la non existence de ce qui est cause de soi implique contradiction, car cela voudrait dire qu’une substance dépendrait d’autre chose qu’elle-même pour exister et pour être concevable.
C’est ici que Spinoza se sépare d’Aristote. Si pour Aristote, une substance peut être cause de ses actions et est logiquement antérieure à ses modes et déterminations, les substances que nous observons dans la nature sensible (c’est-à-dire des substances qui impliquent une fusion de forme et de matière), ces substances ne sont pas absolument cause ni de leur existence, ni de leur mouvement. Ces substances sont en mouvement (susceptibles de génération, corruption, déplacement, altération), composées et requièrent donc une autre sorte de substance : elles requièrent un principe de stabilité. Alors Aristote recherche une première cause, un premier moteur. Il y a un archè, un principe, un premier moteur qui ne se confond pas avec la susbtance sensible elle-même. Cependant, il y a une certaine immanence de ce principe puisque la présence à la limite du monde se traduit dans le monde par une tendance, un désir. Le premier moteur est ce qui é-meut. Il y a chez Aristote, une conception du mouvement comme une sorte de mimétique de l’immobilité. Tout en concevant l’Etre comme substantiel, Aristote laisse ouverte la question du mouvement, du déploiement des êtres dans l’existence. La réponse semble se trouver à la limite de la métaphysique là où la théorie de la substance se transforme et passe le relais à une théologie. Mais le statut du premier moteur de la cause première ne laisse pas d’être ambigu. Ce statut indique-t-il une véritable séparation ? Implique transcendance ou immanence ?
Au XI° siècle, il y a débat autour de cette question :
Les existences sont accidentelles par rapport aux essences : tout ce qui n’est pas Dieu est frappé de contingence.
Et cette autre thèse, opposée, d’une stabilité du monde. Il n’est pas nécessaire de scinder essence et existence.
Saint Thomas d’Aquin avait tenté une synthèse de ces deux thèses. Il affirme la toute-puissance de Dieu dans le passage de l’essence à l’existence. Il affirme l’intervention d’une volonté absolue. Dieu ne veut pas suspendre ce passage : ça ne lui plaît pas. C’est un postulat de la raison théorique. C’est dans les natures que nous trouvons les raisons des propriétés, de l’existence. L’acte pur d’exister transcende les existants : c’est la thèse qui fondait l’équivocité de l’Etre. Ni la substance, ni les attributs ne peuvent se dire en un même sens de Dieu et de ses créatures. Tout être autre que Dieu est composé de deux choses : une essence (ce qu’il est) et l’acte d’exister qui dépend d’une volonté créatrice plus encore que de sa propre essence.
Si maintenant nous examinons la façon dont Spinoza unifie substance, cause de soi et Dieu, nous voyons que l’Etre premier est posé comme condition d’exister des êtres dérivés. Il y a un être par soi, différents de tous ceux qui sont par autre chose. Spinoza introduit deux nouveautés dans les propositions 5 et 6 : 1. Il pose la causa sui comme existence nécessaire en l’identifiant à la substance, c’est-à-dire qu’il considère la structure et l’action de la substance comme nécessaires 2. Une substance ne peut pas être produite par une autre substance. Pour qu’il y ait action entre deux substances, il faudrait qu’elles aient un attribut commun. Or avoir un attribut commun, ce n’est plus être deux substances mais une seule. Une substance produit nécessairement en elle-même ce qu’elle produit. Se trouve en quelque sorte rejetée hors de la rationalité l’idée d’une production par une substance d’autres substances. Conséquence : puisqu’une substance ne peut être produite par autre chose, la substance se produit elle-même, elle est par nature infinie (propositions 7 et 8). Proposition 7 : Il appartient à la nature d’une substance d’exister. On en vient à identifier substance et cause de soi. Plus rien ne peut empêcher une substance d’exister puisqu’elle est par nature infinie. Depuis Aristote, la cause formelle était le principe d’intelligibilité des choses changeantes ; elle avait donc un statut partiel sinon auto-suffisant de cause. Mais Spinoza nie la possibilité de renvoyer même partiellement à une autre causalité que celle de la substance elle-même. D’où le scolie 2 de la proposition 8 qui affirmait que toute substance était nécessairement infinie. « Qui admettrait la création d’une substance admettrait du même coup qu’une idée fausse est devenue vraie et rien de plus absurde ne peut se concevoir ». Autrement dit, la création (passage de l’inexistence à l’existence) méconnaît la substantialité même de l’Etre, c’est-à-dire l’impossibilité que quoique que ce soit se produise sans qu’il y ait dans la nature une cause déterminée donnée. Ici, Spinoza utilise l’axiome 3, l’axiome de la raison suffisante : « D’une cause donnée déterminée suit nécessairement un effet » et au contraire, si nulle cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet suive. En absolutisant la notion de substance, Spinoza a intégré le principe de raison suffisante à la réalité substantielle. C’est à l’intérieur de la substance que tout peut exister et doit être conçu. L’idée de création signifiant l’absence de cause déterminée à l’intérieur de la substance, donc l’absence d’existant déterminé à produire tel effet, cela revient à dire que l’impossible dans la substance est devenu possible ou que le faux est devenu vrai. Le principe de raison suffisante qui est le principe de causalité est intégré à la substance ; il n’est pas appliqué de l’extérieur. Si une chose devait se produire, comme dit St Thomas, par un acte d’exister, par une volonté créatrice, cela voudrait dire que cela se produit à l’intérieur d’un Tout sans que dans ce Tout soient données les raisons de cette existence. C’est une façon un peu compliquée de dire que la notion de création est inintelligible à Spinoza car elle introduit une discontinuité dans l’ordre de l’existence. En introduisant la contingence des existants, elle introduit une discontinuité dans l’existence. Spinoza refuse de considérer qu’une existence quelconque puisse ou être ou ne pas être – être contingente – telles conditions d’existence étant données.
Nous comprenons quel est l’enjeu dans les huit premières propositions : il s’agit de faire de l’existence d’une substance une vérité d’essence éternelle. Or une vérité d’essence est par définition ce qu’il y a d’absolument intelligible par soi. C’est très différent de ce que pourrait être, par exemple, une vérité d’expérience. L’Etre substantiel est l’être qui se comprend par soi par une nécessité interne (et plus seulement ce qui existe par soi). Ainsi l’Etre ultime, la cause première devient dans sa production accessible à une connaissance de part en part rationnelle. En inscrivant l’infinitude dans la notion même de substance (l’infinitude rassemblant l’en-soi, le par-soi, la causalité de soi, donc l’autonomie absolue de la substance), Spinoza affirme comme présupposé de sa philosophie le rationalisme absolu. Ce rationalisme se présente dans ses conséquences comme une pensée de la distinction (ce qui le rapproche un peu de Descartes pour qui la substance est ce qui permet de concevoir les choses de façon distinctes).
Dans le scolie 2 de la proposition VIII, Spinoza fait allusion à ceux qui doutent d’une telle conception de la substance comme infinie : ils jugent des choses confusément et ne distinguent pas les modifications des substances des substances elles-mêmes. Ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine attribuent facilement à Dieu les affections de l’âme humaine (surtout tant qu’ils ignorent comment se produisent ces affections). Ici Spinoza fait allusion à une forme d’anthropomorphisme (qu’il analysera et dénoncera dans l’appendice) qui est l’application finaliste de la production des choses. Et quand il parle de confusion, il fait aussi allusion à ce que Descartes considérait comme une troisième substance. Donc Spinoza ne retiendra que la causalité efficiente puisque la substance produisant nécessairement sa propre existence et tout se qui se produit en elle, elle n’a pas besoin d’obéir à un principe, de se soumettre à une finalité, à une notion de Bien ou de perfection qui serait posée en dehors ou antérieurement à sa production. On retrouvera la cause formelle mais sous une forme définalisée, comme causalité d’un Tout, une causalité complexe et relativement autonome, par exemple pour le corps humain. La troisième substance, c’est l’union de l’âme et du corps, mystérieuse parce qu’elle ne peut être pensée mais seulement vécue et qu’elle impose une création arbitraire aux yeux de la raison, la création d’un centre de contact et d’interprétation : la glande pinéale, centre de traduction. Spinoza ne cessera pas d’ironiser sur la possibilité d’un médiateur entre ces deux substances. Mais l’ensemble de ces difficultés de la métaphysique post-aristotélicienne ressortit à la thèse d’une pluralité des substances. C’est le signe d’une substantification des modes. La pluralité doit se trouver au niveau des modes, et non pas au niveau des substances, car la pluralisation des substances appelle nécessairement à un principe transcendant qui en rende compte.
C’est à un coup d’arrêt à la conceptualisation du réel que nous invite Gilson sous laquelle on aboutit à l’intégration de toutes les substances, donc de toutes les conditions a priori de l’existence à l’essence divine. Dans Etre et Essence, Gilson écrit : « Chaque fois qu’on se laisse aller à conceptualiser le réel, comme fait Spinoza, au point de le confondre avec le conceptualisable, chaque fois que le réel est présenté comme rationnel de part en part, Dieu est conçu comme Etre pur, est conçu comme une essence infinie. Dieu n’est plus conçu comme acte pur d’exister, ni comme acte créateur arbitraire dont l’effet est contingent mais comme essence infinie qui contient en soi éminemment la cause de toutes les participations possibles », c’est-à-dire que chez Spinoza, l’existence de Dieu cesse d’être un acte au sens absolu du terme (un acte n’étant saisissable que par ses effets), elle cesse d’être inaccessible dans sa productivité pour la raison. Il n’y a plus disproportion entre l’entendement humain et l’entendement divin. Notre entendement a beau être limité en extension, il n’en est pas moins vrai que ce que notre entendement comprend à l’intérieur de ses limites, il le comprend parfaitement comme il est, sans résidu, sans mystère. Donc il faut conclure que dans la première partie de l’Ethique, la notion de substance est telle qu’elle est reconstruite, et impose à l’être même de Dieu et ses attributs constitutifs une nécessité d’être et une nécessité de production, l’être et la production finissant par se confondre – c’est ce qui est insupportable à la théologie. Autrement dit, il n’y a plus rien qui soit en réserve. La potentialité divine est entièrement en acte. Le réel qu’elle produit et qu’elle est (les essences s’intégrant à l’essence infinie de Dieu) est le seul qu’elle puisse produire. Ce n’est jamais par un libre décret que quelque chose peut être produit, même par Dieu. L’essence de Dieu est une loi nécessaire de production. La proposition 7 inscrit la nécessité dans la substance elle-même. L’existence est arrachée à l’incompréhensibilité qui en était l’attribut dans toute la théologie. La proposition 16 montre que la nécessité absolue de la nature divine engendre une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. La proposition 16 explique cette conséquence qui prétend déduire la puissance de Dieu de son essence. Cette proposition est centrale : d’elle dépend le salut éthique.
Dans la scolastique, le problème du rapport entre la substance et les modes se posait de façon différente. C’est le problème de l’analogie, c’est-à-dire le problème des noms de Dieu. Prenons l’exemple canonique de la bonté. La bonté n’est attribuable à Dieu que si on admet un certain rapport des créatures à la divinité tel que toutes les propriétés préexistent de façon excellente en Dieu. C’est donc un même mot mais il y a des significations incommensurables entre elles. Pour accroître la disproportion, on introduit la notion d’ange, comme dans le Thomisme. Il y a un premier rapport entre Dieu et l’ange. Dieu porte en lui la signification fondamentale de la bonté. L’ange porte en lui une bonté pure mais dans l’ordre des créatures : premier rapport. Deuxième rapport : la bonté chez l’homme est une seconde signification dérivée. Il n’est plus possible de la mesurer avec la signification fondamentale. L’attribut chez Spinoza n’a plus rien à voir avec son sens théologique. Ce n’est plus une propriété analogique dont je ne pourrais parler qu’en soulignant l’origine humaine trop humaine de la qualité et l’incommensurabilité de l’attribut correspondant à Dieu. Au contraire : premièrement, l’attribut est ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence. L’attribut est la façon dont la substance s’explique (au sens médiéval). Il est constitutif de la substance, sans être « dans », comme les modes. Deuxièmement, l’attribut est perceptible, directement connaissable. Nous ne connaissons une chose que par et dans un attribut. Nous ne percevons un corps que comme un mode de l’étendue ; nous ne percevons une idée que comme un mode de la Pensée. Troisièmement, en ramenant toutes les substances à une seule constituée d’une infinité d’attributs, Spinoza ne fonde pas seulement le monisme, c’est-à-dire l’unité et l’unicité du réel, l’indivisibilité de la substance une ; il identifie pour l’entendement l’essence et la puissance, la compréhension des choses dans leur cause et la compréhension de Dieu. L’infinitude est devenue un principe absolu d’intelligibilité alors qu’elle était chez Descartes principe de limitation et de finitude de l’entendement humain.