L’homme n’est pas substance. Son âme et son corps sont des modes. L’âme de l’humain a cette particularité de n’être pas seulement une idée de son corps, elle est aussi idée de l’idée : ce n’est d’ailleurs qu’en tant que tel que la possibilité de se reconnaître comme participant à une essence éternelle se trouve fondée. Toute chose a une âme en vertu du parallélisme, même le minéral. L’âme est l’idée d’un corps. Dès lors qu’un corps a une certaine structure, une certaine composition, il y a une idée de ce corps, et c’est cette idée qui est donnée dans l’attribut Pensée. Elle participe à Dieu mais ce qui fait la différence avec les idées des autres êtres, c’est chez les humains, la conscience d’elle-même : donc, il peuvent aussi bien former des idées adéquates que des idées inadéquates.
L’âme n’est pas réduite à la conscience de soi. Avoir l’idée d’un corps n’est pas forcément savoir. Il faut qu’il y ait parallélisme intracogitatif, c’est-à-dire parallélisme dans l’idée elle-même en tant que réalité formelle, il faut qu’il y ait réflexivité de l’idée pour que l’on puisse parler d’un savoir, pour que l’esprit soit connaissant. Pour Spinoza, tout corps a une âme.
Il n’y a pas de critique de la connaissance sensible chez Spinoza. C’est un certain usage de la connaissance sensible qui caractérise l’idée inadéquate ; très précisément, c’est le fait de former des idées à partir de l’ordre des affections du corps, ordre qui n’est pas déductif (l’affection A n’est pas cause de l’affection B). C’est l’ordre fortuit des rencontres, l’ordre commun dit Spinoza, différent de l’ordre des raisons qui se confond avec l’ordre de la production des essences dans la Pensée et l’Etendue et se fonde dans son principe, Dieu qui est cause. D’une certaine façon, nous sommes condamnés à n’avoir de notre corps qu’une idée inadéquate : on voit difficilement comment un esprit fini pourrait connaître à la fois son corps et l’ensemble des affections qui se produisent par rencontre, qui parallèlement modifient la Pensée. Le seul moyen d’accéder à la connaissance adéquate des corps, c’est la connaissance des notions communes, c’est-à-dire la connaissance des propriétés qui sont les mêmes dans la partie et dans le tout. Il y a aussi un horizon pratique puisque c’est aussi la connaissance des rapports par lesquels les hommes sont compatibles entre eux : c’est la connaissance de la meilleure organisation politique possible dans chaque type de régime.
Il faut éviter de confondre le point de vue de l’éternité, donc la possibilité de participer à l’essence éternelle de Dieu et la recherche d’une immortalité personnelle. Si quelque chose de mon âme participe à l’entendement infini, donc à une connaissance éternelle, ce quelque chose qui participe est une pensée qui n’est pas personnelle et ne comporte pas de mémoire de ma propre vie, ni une permanence de mon identité. Ce qui est éternel, ce n’est pas le sujet psychologique avec son expérience. Il arrive à Spinoza d’évoquer des changements du corps tels que l’esprit qui a l’idée de ce corps risque bien de n’être plus le même. L’esprit n’implique l’identité personnelle que pendant l’existence en acte. Il arrive que le corps soit tellement modifié que ce n’est plus le même esprit. La permanence de l’identité n’est pas garantie par l’unité du corps. Il reste qu’une partie de l’esprit échappe à la durée ; c’est celle qui participe à l’entendement.
La deuxième partie de l’Ethique se propose d’établir en fait la nature de l’esprit. Le titre renvoie à l’étude de la nature de l’esprit, à celle de son origine. Spinoza cherche une définition génétique de l’esprit. Il cherche les raisons pour lesquelles l’esprit est constitué comme il est. Uni idée vraie de l’esprit est nécessairement génétique ; c’est donc une idée de la nature et de l’origine de l’esprit. Cette étude est rattachée directement à l’étude de la proposition 16 de la première partie qui fonde la déduction de la puissance divine. C’est la mise en œuvre d’un savoir absolu, d’une connaissance qui présuppose une intelligibilité totale de son objet à la connaissance de l’esprit humain et de l’homme. Spinoza attire notre attention sur la première condition d’une telle connaissance. Il ne faut plus penser l’esprit comme substance ayant une existence séparée, mais comme un mode qui suit de la substance et qu’il exprime d’une certaine façon. « Certaine » veut dire : déterminée de façon positive, entièrement, qui trouve toute sa raison d’être dans la substance selon un certain attribut, et limitée, délimitée : cette thèse implique, en raison de l’indivisibilité de la substance, que l’esprit ne peut être ni être conçu en dehors de Dieu – et nous allons voir pourquoi dès qu’il s’agira de l’homme. D’abord Spinoza nous demande d’admettre que l’on cesse de penser la réalité, la grandeur infinie de façon abstraite et superficielle, comme si elle était réellement divisible. La lettre 12 à L. Meyer montre qu’une telle forme de pensée relève de l’imagination, c’est-à-dire des conditions immédiates de notre perception qui ne peut s’effectuer qu’en découpant des unités, des formes dans la réalité, en les comparant, en les dénombrant : notre perception ne peut s’effectuer que selon le schème du nombre (voir lettre 32).
Le statut du corps est la question où se joue tout l’effort d’intellection propre au spinozisme puisque c’est spontanément à travers la diversité du corps que nous formons l’idée d’une division en plusieurs substances. Corporel parce qu’absolument infini, et indivisible : voilà ce que dirait Spinoza à propos de Dieu.
Pour Hegel, le spinozisme est rigide et sans esprit. La substance, dit Hegel, « est un abîme où tout disparaît. D’ailleurs Spinoza lui-même est mort de consomption ». Le spinozisme pècherait par méconnaissance de l’altérité des modes ; voilà ce que veut dire Hegel. Le refus du négatif est si grand que la cause de soi ne peut produire qu’elle-même, aux yeux de Hegel. Elle ne peut pas produire la négation de soi, préalable à la négation de la négation. L’esprit, pour Hegel, doit comporter le négatif, par essence. La substance spinoziste n’est pas un sujet spirituel, car si elle l’était, il devrait y avoir dans un premier moment, une aliénation. La difficulté, c’est d’admettre le rapport entre –d’une part- l’esprit humain et celui de Dieu et – d’autre part – le corps et l’Etendue infinie.
Pour analyser la nature de l’esprit, Spinoza commence par définir le corps comme chose étendue (définition 1, 2° partie). Il se fonde sur le corollaire de la proposition 25, 1° partie : la nature des choses particulières n’est rien d’autre que celle des affections des attributs de Dieu par lesquelles les attributs de Dieu sont exprimés de façon certaine et déterminée. C’est la définition du mode, mais elle est comprise dans un sens immanentiste. Donc, si l’on veut connaître génétiquement la nature de l’esprit humain et ses propriétés, il faut passer par une connaissance du corps humain en tant que mode déterminé de l’Etendue et rappeler l’appartenance du corps à la réalité substantielle. En effet, ce qui nous est donné immédiatement en tant que mode pensant, c’est une certaine diversité d’idées, et Spinoza rappelle avec Descartes que tous ses modes de penser (amour, désir, volonté, imagination, sensation) impliquent nécessairement une idée de la chose aimée, voulue, c’est-à-dire qu’il n’est pas de mode de penser qui ne soit représentatif. Mais en même temps, si l’idée est un mode premier par rapport aux autres, dans les conditions naturelles de la perception, l’idée est toujours idée du corps ou d’affection corporelle. Il n’y a pas de perception qui ne soit en même temps perception de son propre corps. Spinoza revient sans cesse sur cette perception du corps dans la perception des corps extérieurs. L’esprit humain se présente d’abord sous la forme d’un certain ensemble d’idées qui par elles-mêmes expriment certains modes de l’activité du corps. Le corps, c’est-à-dire un certain mode l’Etendue existant en acte (proposition 13).
Le problème de l’existence du corps ne pose pas chez Spinoza, à la différence de ce qu’on peut lire dans les Méditations de Descartes. Pour Descartes, l’entendement seul est incapable d’assurer, de connaître l’existence des corps. Ce corps pour Descartes est extérieur à l’âme. L’âme peut se définir sans lui et elle est unie par un acte particulier de la création, à ce corps. C’est pourquoi il se pose comme problème pour cette âme, quand elle se considère dans une méditation radicale à partir de sa propre essence. Chez Spinoza, la définition de Dieu comme substance comprenant la totalité des attributs possibles oblige à affirmer l’existence de toutes les réalités substantielles, et pas seulement de la Pensée. Autrement dit, l’existence de chacun des attributs que nous pouvons connaître est aussi certaine que l’existence de la Pensée. Tout attribut est une existence par soi ; il n’ y a pas de hiérarchie entre attributs. D’autre part, la proposition 3 qui pose l’entendement divin (2° partie) implique que toute idée étant un mode de la Pensée n’est idée qu’en étant en même temps idée d’un objet, de la même façon que tout attribut n’est qu’en constituant avec les autres la même réalité : la réalité substantielle. On peut donc affirmer : toute idée n’existe que comme idée d’une chose existante. Le problème n’est plus de savoir quelles choses sont existantes, mais plutôt quelle chose existante est objet de mon âme, c’est-à-dire : le problème est de savoir ce qu’est le corps en tant qu’objet de l’esprit.
Le scolie de la proposition 13 affirme que tout dans l’univers est animé à des degrés divers. Le parallélisme assure l’existence des corps et des idées. En un premier sens, ce parallélisme est indépendant de la connaissance : il est extracogitatif. Entre les idées et les choses qui leur correspondent, il y a correspondance d’ordre et de connexion. Les choses se produisent hors de la pensée selon des relations de causalité qui sont identiques à celles qui permettent de déduire les idées ou de les composer entre elles. Les choses suivent les unes des autres. Et c’est cet ordre intelligible qui dans la première partie de l’Ethique a été identifié à l’ordre nécessaire de la production divine. Dieu ne peut pas produire autrement que selon cet ordre nécessaire. De plus, si nous considérons l’esprit en tant qu’idée du corps, c’est-à-dire en tant qu’idée d’une chose naturelle, corporelle existant en acte (proposition 11), cette idée est inséparable de la position de son objet. Le corps partage avec l’âme les mêmes vicissitudes. C’est identiquement que l’âme et le corps participeront à l’éternité par le biais d’une conscience de leur essence. C’est ce que montre la proposition 40 de la 5° partie : ce qui est périssable, c’est la partie de l’âme qui a pour objet le corps, ce qui est constitué par l’imagination, c’est l’âme en tant qu’elle forme des idées inadéquates qui expriment des affections du corps. Mais en tant qu’elle perçoit les choses selon leur essence, donc en tant qu’elle perçoit les choses vraiment, l’âme est une partie de Dieu. Mais alors il faudra soutenir qu’il y a aussi une essence éternelle du corps. A certains égards, l’esprit humain connaît cette essence en tant qu’il connaît ce que Dieu perçoit. Mais l’esprit se trouve limité de deux façons parce qu’il est l’idée d’un corps singulier : premièrement, il ne connaîtra jamais les essences singulières qui n’affectent pas son corps, qui existent dans un autre attribut que l’Etendue ; deuxièmement, ce n’est que dans une partie de son activité qu’il pourra connaître les essences singulières comme Dieu les connaît. Il faut remarquer que la distinction cartésienne de l’âme et du corps est considérée comme une abstraction qui ne relève pas d’une connaissance de la réalité de l’esprit. Cette distinction se faisait sur fond d’une union préalable, elle opérait à partir de la connaissance par le sentiment. La connaissance par le sentiment implique la distinction, l’idée d’une action réciproque. Autrement dit, il faut admettre tôt ou tard que l’âme peut agir sur le corps et réciproquement. Pour Spinoza, cela est incompatible avec les réquisits de l’idée adéquate de l’esprit. En effet, une pensée est nécessairement un mode déterminé d’exprimer la nature de Dieu en tant que Pensée. Une idée ne peut se former dans l’esprit qu’en tant qu’une autre idée qui est sa cause ou sa raison d’être est déjà formée dans cet esprit. L’appartenance à l’attribut Pensée signifie d’abord qu’il y a une production des idées qui obéit à des lois et qu’il n’y a pas d’idées isolées ; il n’y a pas de différence entre l’esprit et les idées qu’il a. C’est Dieu qui est chose pensante, et non le sujet. Si l’homme pense, ce n’est pas à titre de cause de soi et il n’est pas possible de comprendre l’essence d’une pensée ou de l’esprit lui-même comme substance. Aucun esprit ne doit son existence à sa seule essence. La finitude d’un mode signifie toujours son existence nécessaire à une série de modes dans un attribut déterminé. Elle est détermination. Si nous considérons maintenant cet être composé d’idées qui constitue l’esprit comme mode composé de la même façon que le corps est un mode de l’Etendue composée de corps, si cet esprit existe, s’il a une puissance d’agir déterminée, c’est qu’il doit y a voir en Dieu une idée adéquate de cet esprit. La possibilité d’exister dans un attribut quelconque est liée à la nécessité interne de l’idée adéquate dans l’attribut Pensée. De ce point de vue, il y a une sorte de privilège de l’attribut Pensée. Dire que l’esprit est un mode de l’entendement infini de Dieu, c’est dire qu’aucune idée vraie n’est contingente.