Problème : Où est la difficulté de constituer une substance à partir d’une infinité d’attributs hétérogènes entre eux ? Première difficulté : Dans la lettre IX à Simon de Vries, Spinoza définit la substance : ce qui est en soi et est aussi conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’autre chose, l’autosuffisance tant en ce qui concerne l’existence que l’intelligibilité ; et il définit l’attribut : la même chose par rapport à l’entendement qui attribue à la substance telle nature déterminée. Cela veut-il dire que l’entendement ne perçoit de la substance qu’un point de vue ? Reste-t-il de l’incompréhensible dans la notion de substance ? Non, pour deux raisons :
L’une tient à la nature même de l’attribut réduit à exprimer l’essence de la substance.
L’autre à ce que l’entendement ne perçoit que ce qui est. Quand il perçoit une idée inadéquate, il ne conçoit pas au sens fort du mot. Quand nous formons une idée fictive, nous ne percevons pas l’essence formelle, ce qui est. Quand l’entendement perçoit un attribut, c’est l’être de la substance qu’il perçoit. Spinoza affirme la puissance entière de comprendre. Il n’existe plus de substratum obscur et mystérieux de la chose. Spinoza ne fait pas de l’entendement une faculté subjective de représentation : ce n’est pas un miroir, fidèle ou déformant que l’on trouve dans la tradition philosophique de la subjectivité depuis Nicolas de Cues.
Il faut bien parler des attributs au pluriel pour exprimer la richesse de la substance, le fait qu’elle ne soit pas limitée à une expression qui nous convienne. Ici, il y a une exigence qu’impose le concept même de substance unique, cause de soi et de toutes choses. Il y a une exigence de ne pas limiter les attributs aux deux que nous connaissons. La difficulté, c’est de ne pas concevoir ces qualités diverses comme des réalités séparables les unes des autres, de ne pas retrouver au niveau des attributs la pluralité exclue de la notion de substance. L’idée de la pluralité renvoie à la notion de nombre qui est un auxiliaire de l’imagination. Le nombre est ce qui nous permet d’exprimer des différences quantitatives à partir d’un découpage de la réalité de la substance soit en intervalles distincts, soit en groupes, classes, ensembles dont nous voulons mesurer les différentes dimensions. Le nombre est le moyen dont nous disposons pour percevoir la réalité phénoménale. Il s’oppose à la conception de la véritable unité de la substance car nous avons l’habitude de nous représenter la réalité comme une série d’êtres, comme une hiérarchie de telle sorte que chacune serait une création et implique une élection des individus qui doivent exister et nie l’unité d’attributs c’est-à-dire le fait que chaque être doit son existence à d’autres êtres du même attribut. Méconnaître l’attribut dans sa réalité physique, c’est méconnaître la continuité de production qui aboutit aux différents modes ou structures qui peuvent apparaître dans l’attribut. Il y a un texte où Spinoza révèle qu’il s’agit là d’un enjeu essentiel : Les Principes de la Philosophie de Descartes. Chez Descartes, l’Etendue est pour Spinoza réduite à l’extension, un contenant inerte, initialement vide et incapable par lui-même de donner par le mouvement naissance à des êtres. Spinoza recule devant la réduction de la réalité physique de la matière à la pure étendue géométrique, car dans ces conditions, si on admettait la conception cartésienne, il faudrait encore se demander comment ses mouvements sont possibles, et comment ses mouvements dans l’étendue inerte peuvent aboutir à la formation de corps. L’Etendue cartésienne n’est pas du tout une cause ; elle requiert une cause extérieure. Pour Spinoza, l’étendue en tant qu’attribut se pose elle-même dans l’existence et pose en quelque sorte les différents corps qui se forment en elle – qui ne sont au fond que les modes de cette étendue en acte.
Dans le Court Traité, l’Etendue est qualifiée d’existant par soi, un existant qui n’a pas besoin d’autres causes pour exister et produire ses modes. L’Etendue sera éternelle et infinie. Sa production est une production nécessaire : rien d’externe ne la contraint à produire. Elle est fondement des choses tant en ce qui concerne l’intelligibilité que l’existence. L’Entendue est fondement. On mesure le caractère scandaleux de cette affirmation qui ne se contente pas d’attribuer à la matière une pérennité, mais qui nie que la matière ait besoin de quoi que ce soit d’autre qu’elle-même pour produire ce qu’elle produit. Pourtant, ce n’est pas un matérialisme, car la substance ne se réduit pas à la matière.
Précisons la difficulté : le fait que nous comprenions l’Etendue et le fait corrélatif que nous comprenions la Pensée, cela n’entraîne-t-il pas une certaine limitation de notre connaissance de la nature, c’est-à-dire de la substance elle-même ? Ne doit-on pas dire que l’attribut, s’il est principe d’intelligibilité, ne serait pas nécessairement principe d’être si nous admettions notre limitation ? L’attribut nous permettrait bien de connaître la nature des choses mais non pas qu’elles existent ou doivent exister. On se souvient de la prudence de Descartes à propos de l’attribut. Descartes disait de l’attribut qu’il était celui de telle nature ou essence, mais de l’essence, il disait qu’elle était la chose : res, ce que je ne peux déduire par concept, ce dont je peux seulement avoir l’intuition. De même pour les corps : je peux bien connaître a priori toutes les propriétés de l’extension, la pure essence de la nature corporelle, mais l’existence du corps requiert une autre démarche que la démarche rationnelle : il faut que je me fie au sentiment que j’ai de l’existence des corps et ce sentiment vient l’existence de mon propre corps, c’est-à-dire de l’union de l’âme et du corps, de la conscience que j’ai d’avoir un corps : encore faut-il valider cette expérience et recourir à la garantie divine. Pour Descartes, la question de l’essence d’un attribut ne peut en rien préjuger celle de l’existence.