La première partie de l’Ethique est un discours théologique comportant les éléments d’une ontologie, les concepts d’un rapport entre l’Etre et Dieu. Tous les êtres ne sont qu’une expression de cette unique substance – y compris tous les êtres corruptibles.
Mais est-ce vraiment une théologie ? Certains contemporains de Spinoza n’ont pas manqué d’y voir un discours qui fonde l’athéisme. Pourquoi Spinoza parlerait-il alors de la connaissance de Dieu comme de la condition du souverain bien et de la perfection (TTP, ch.4) ?
Le paradoxe est que Spinoza prétend fonder le salut sur la connaissance rationnelle de Dieu et non sur la foi. On peut penser que ce texte est un déguisement et que Spinoza aurait pu éviter les termes Dieu, salut, etc. et même les questions qui touchent à son essence ou à son existence. N’aurait-il pas voulu faire passer pour une théologie morale ce qui ne serait qu’une destruction de la théologie ? Non parce que : premièrement, l’Ethique n’était pas destinée à la publication ; on ne voit pas pourquoi il aurait voulu y faire des concessions ; deuxièmement, quand il parlait de sa philosophie, Spinoza restait prudent et ne la communiquait que peu.
Comment interpréter cette première partie théologique ? Il faut être patient et demander quelles étaient les intentions de Spinoza lorsqu’il a commencé à parler de salut dans le Court Traité et le Traité de la Réforme de l’Entendement. Le salut est l’institution d’une vie nouvelle qui serait en rupture avec le mode de vie vulgaire. Le vulgaire n’est pas péjoratif chez Spinoza. Il signifie seulement un mode d’existence caractérisé par le mimétisme et le passionnel, c’est-à-dire un mode de vie attaché à des biens peu durables et qui de toutes façons ne peuvent être partagés, qui sont caractérisés par la rareté – ce qui fait croire que la possession de ces biens par les uns est d’emblée une privation pour les autres. Le vulgaire pour Spinoza, c’est l’ensemble des hommes qui s’imaginent être lésés par le bonheur de leur semblable ; c’est l’ensemble des envieux. Le mode de vie vulgaire est le mode de vie commun par lequel nous devons nécessairement passer. Nous devons avoir fait l’expérience de l’envie et de la haine pour nous orienter vers le salut ; c’est ce que montre la proposition 34 de la IV° partie. L’expérience de l’altérité par laquelle nous commençons est toujours celle de la discorde et de la contrariété – entre les hommes et à l’intérieur de chaque homme (haine de soi, remords, culpabilité). Le salut est une émancipation de la misère. La vie philosophique ou du moins la vie que Spinoza espère trouver dans la philosophie et qu’il appelle béatitude, réunit la connaissance et la puissance, c’est-à-dire la joie du point de vue affectif. La connaissance est la jouissance qui constitue le souverain bien.
Le Traité de la Réforme de l’Entendement est une sorte de biographie intellectuelle : il s’agit de commander par la connaissance dont le degré supérieur est celle de Dieu, un bien véritable dont la découverte et la possession auront pour prix une éternité de joie continue. Spinoza s’exprime en philosophe, mais le style est celui d’une ferveur. La philosophie lui est révélée comme une entreprise de salut. Il cherche à comprendre ce qui dans la société des hommes développait les passions et il est amené à opposer la conception philosophique du salut à l’approche religieuse. Il prétendra fonder un salut plus assuré dans la connaissance que dans la foi. Spinoza est entré en philosophie comme on se guérit d’une maladie.
La maladie est le paradigme de la vie insensée, du malade aliéné et mutilé. Aliéné parce que le malade est inconscient de lui-même. L’insensé est celui qui vit à son insu. Mutilé parce que cette vie est faite d’affections passives, c’est-à-dire d’une modification fortuite des états de l’âme et du corps dans une ignorance complète des causes et de la nature des choses qui l’affectent. . Ainsi le premier sens du mot « éthique » est dans le Traité de la Réforme de l’Entendement. La philosophie sera éthique si son projet est de rendre conscient le processus de la servitude et par là d’expliquer la souffrance de la plupart des hommes au lieu de commencer par une condamnation moralisante de la vie humaine, une satire. Dans un premier temps, l’éthique essaie de saisir les raisons de la servitude et en particulier pourquoi les hommes sont complices de la servitude et y adhèrent. En second lieu, il s’agira de restituer à l’homme toute sa puissance de penser. Pour Spinoza, il apparaît que la puissance de penser n’est pas seulement la condition de la puissance d’exister et d’agir : elle est déjà elle-même par elle-même la puissance d’exister et d’agir. Les modes de connaissance sont toujours en même temps des modes d’existence.
La connaissance par ouï-dire est un mode de connaissance fondé sur l’extériorité : le plus bas. La connaissance discursive n’est pas seulement une façon de penser, mais une façon de voir. Les démonstrations sont les yeux de l’âme. C’est une réappropriation de la vérité par l’esprit. La vérité n’est jamais quelque chose qu’on découvre hors de soi. Elle est immanente à l’exercice même de l’esprit. C’est ici la vie autonome de l’esprit qui s’en trouve exaltée. La vérité en tant qu’idée est un mode d’agir et de penser et ne peut pas être un simple tableau ou spectacle. La vérité ne peut pas supposer une quelconque allégeance, une quelconque soumission. Elle ne peut être un instrument de domination. Selon Spinoza, elle ne demande aucune attitude d’humilité, et c’est pourquoi Spinoza rompt avec Descartes. Il ne s’agit pas de concevoir l’infini pour s’y soumettre. Descartes dit que l’on peut concevoir l’infini mais pas le comprendre. L’infini est pour Spinoza immanent à la pensée car l’infini est la puissance de produire et d’exister dans l’ordre même de la pensée. Ce que demande la vérité, c’est seulement le travail autonome de l’esprit. L’esprit comprend et veut s’assurer d’avancer dans le vrai par le vrai. Le vrai est une puissance, c’est la puissance même de l’infini.