Lorsqu’on demande à Spinoza : « Comment savez-vous que vous avez l’idée vraie de Dieu ? », il répond : « Comme je sais que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ». Avec la même nécessité rationnelle. Il y a une cohérence interne de l’idée d’absolu qui fait que l’on est conduit à cette théorie de l’immanence.
Il serait intéressant de se demander quelle idée Spinoza se fait du triangle, quelle idée il se fait de l’idée géométrique vraie pour pouvoir dire que l’idée qu’il se forme de Dieu est vraie. L’idée vraie, c’est d’abord l’idée adéquate, c’est-à-dire l’idée qui produit dans la pensée l’ordre et la composition d’une forme. Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, Spinoza décrit l’exemple d’un cercle comme un segment de droite qui tourne autour de l’une de ses extrémités fixes. Cet exemple illustrait dans le Traité de la Réforme de l’Entendement la bonne définition.
L’illustre également une autre fonction de la méthode qui est de rompre avec l’abstraction car ce genre de définition permet de retrouver l’unité de composition de la chose comme loi de production de la chose. De la même façon, quand il s’agira de donner une idée de l’homme dans la III° partie de l’Ethique, on s’épargnera toutes les définitions abstraites (de l’homme comme animal raisonnable, etc.) car ce genre de définition ne fait que juxtaposer des propriétés communes à des individus pour constituer un genre alors qu’il faut plutôt saisir ce qui constitue un corps comme mode de l’étendue et quelle loi de composition permet à ce corps de l’affecter. La méthode est une critique de l’abstraction. L’abstraction pousse à extraire des signes de reconnaissance à partir des perceptions (par exemple : la parole signe extérieur de la pensée). La faculté d’opérer des abstractions à partir des perceptions multiples, c’est précisément l’imagination. C’est elle qui découpe dans la nature des espèces, des classes, des genres à partir des caractères sensibles. L’abstraction ne permet pas de connaître la nature des choses, c’est-à-dire de savoir comment la chose se produit. D’un point de vue éthique, elle ne permet pas de comprendre comment deux choses peuvent ou non convenir entre elles, former une puissance supérieure ou se décomposer. Elle ne permet pas de comprendre les rapports de compatibilité ou d’incompatibilité. Il faudra donc montrer que si l’homme est animal raisonnable, la raison implique pour se former des rapports sociaux, mais on n’aura pas compris qu’à partir de la nature même d’un corps humain, il est nécessaire d’entrer dans certains rapports sociaux.
Ce que l’Ethique veut établir, ce sont les types de rapports qui permettent à notre puissance de s’effectuer le mieux possible. L’abstraction est une connaissance extrinsèque, une connaissance par signes extérieurs, et en cela c’est une connaissance inadéquate. Les premiers textes de Spinoza opèrent une critique des universaux. La croyance en des universaux, en leur réalité, c’est ce qui fonde une ontologie à partir d’une connaissance confuse. Or dans une connaissance inadéquate, nous pensons et nous vivons dans l’ordre accidentel des rencontres : c’est ce qu’on appelle l’ordre commun de la nature – connaissance vague, par ouï-dire, par imagination. C’est ce qui caractérise le plus fréquemment le mode de pense vulgaire.
A cet ordre commun s’oppose l’organisation réglée des rapports entre les hommes selon les enseignements de la raison, c’est-à-dire une connaissance des notions communes (qui sont tout le contraires des enseignements abstraits) qui font que deux corps, deux individus, deux sociétés peuvent convenir entre eux et former un tout supérieur. En somme l’ordre de l’Ethique vise à déconstruire l’ordre spontané de l’imagination pour comprendre les existences dans le tout concret et réel. Tandis que l’entendement permet de reconnaître les conditions de productivité de la nature en nous et hors de nous, l’ordre commun de la nature est ce qui fait obstacle, suscite l’idée du négatif, de la privation, de l’imperfection – ce qui en somme fonde les passions. C’est ce qui fait qu’avant même de comprendre, nous commençons pas aimer ou haïr, craindre ou espérer, maudire ou tourner en dérision ce que nous prenons pour la cause de nos affections.
Il est temps de tirer les premières conséquences de l’idée du système caractérisé par deux exigences : 1. l’exigence d’intelligibilité qui impose l’immanence, et 2. l’exigence éthique qui est en quelque sorte le désir de comprendre – pour concevoir les trois premières parties de l’Ethique comme une œuvre de rectification de la connaissance et comme le véritable aboutissement du projet inabouti du Traité de la Réforme de l’Entendement. Le Traité de la Réforme de l’Entendement voulait guérir l’entendement, mais il ne disposait pas de l’absoluité divine. Il ne disposait pas des moyens d’établir l’immanence. C’est une reconstitution complète de l’ontologie à partir de l’unité de la substance. L’unité de substance réunit l’absoluité et Dieu, et donc l’univocité de l’Etre. L’être naturel est à la fois nature naturée et nature naturante. Il n’y a pas comme chez Saint Thomas de séparation, de transcendance de la cause, et par conséquent, chez Spinoza, 3. cette substance est la cause de soi, la spontanéité de l’Etre.
Cette théorie qui occupe les trois premières parties de l’Ethique n’est pas abstraite, bien qu’elle suppose une certaine tension de la pensée. Elle est dirigée contre l’abstraction – ce que l’on voit bien dans les deux premières parties de l’Ethique lorsqu’il est question de la servitude de l’homme ou de la liberté, puissance de l’esprit qui ne s’obtient que par un retour au réel. L’ordre géométrique joue ici son rôle et n’est donc pas un artifice de présentation. C’est le seul moyen de délivrer l’esprit de tout ce qui constituait jusque là la métaphysique : l’anthropomorphisme, le finalisme. Dans la deuxième lettre à Oldenburgh, Spinoza reproche à Descartes de ne pas être parti de la cause première, si bien qu’il en a forgé l’idée conformément à notre nature et non pas selon la norme de vérité requise par la nature elle-même. La démonstration, c’est l’instrument de ce retour à la réalité qui est en même temps la réharmonisation de la pensée par sa propre puissance.