Discipline de l’action : la recherche du Bien

Dans le domaine de l’Ethique (concernant la vie familiale, professionnelle, l’engagement politique, etc.), la discipline de l’Action est un exercice de l’Impulsion (hormè).
Mais là encore, nous ne devons pas dogmatiser la doctrine stoïcienne. E. Bréhier rappelle que cette morale s’est déjà modifiée dans le moyen stoïcisme de Diogène de Babylone ou celui d’Antipater (Histoire de la Philosophie, p.349) par rapport à l’indifférentisme d’Ariston.
Elle donne des principes pour agir dans un champ d’incertitude, au milieu de choses qui dépendent de nous et d’autres, qui n’en dépendent pas (on les dit indifférentes).
Le principe stoïcien fondamental à retenir (qu’on appelle également dogme), c’est qu’il n’y a de bien (et de mal) que moral. Ce qui signifie : Les choses, les faits extérieurs ne sont en eux-mêmes ni bons ni mauvais que ce sont seules nos pensées et nos intentions, nos désirs qui les regardent comme tels. Cette considération nous renvoie à la question de la représentation adéquate/vérité, qui a elle aussi déjà connu des inflexions majeures dans le moyen stoïcisme (voir E. Bréhier, Hist. de la Philos., p.348). Je renvoie pour la conception que j’en propose au chapitre de « psychologie et logique stoïcienne ».
Le stoïcisme ancien a souligné l’importance de l’intention de bien faire, de la bonne volonté qui est la fin (télos) : on l’appelle aussi vertu (arêté), et elle est une perfection dont le bonheur découle. Tous les autres objectifs ne sont que de simples buts (skopos) qui ne doivent pas me détourner de la fin que je poursuis.
Le problème est que l’enfer lui-même est pavé de bonnes intentions. Comment savoir que nous ne faisons pas de mal alors que nous sommes désireux de faire le bien en toute bonne foi? Comment contourner le piège du bourreau qui se prend pour le sauveur? Il ne suffit pas de tourner son intention vers le bien : il faut que nous le fassions à partir d’une connexion empathique qui prend en compte l’intérêt ou le besoin de chacun, à partir de ce que nous avons en commun ou qui nous relie. Telle est la pratique non-dualiste de la morale : si je suis un avec le monde, avec les autres, etc., comment pourrais-je encore vouloir leur faire du mal, c’est-à-dire me faire du mal à moi-même?
On voit que le succès de l’action et le bonheur d’une vie en société repose sur une certaine expérience de l’Unité, la mise en pratique de la règle d’Or (« Ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse »), mais le risque demeure de projeter sur les autres nos propres besoins. La vie sociale et les actions qui y mènent ne sont pas complètement immergées dans l’unité : nous avons des besoins universels communs (de sécurité, de repos, d’amour, etc.) mais ils s’expriment de manière particulière dans des circonstances particulières et nous devons rester attentif à ces différences pour ne pas imposer aux autres l’idée que nous nous faisons du bonheur collectif.
La représentation claire et distincte des besoins d’autrui doit donc nous servir de critère ou de garde-fou contre ces projections et la raison doit ici venir au secours de l’expérience de l’unité, pour trouver les mots ou les gestes justes, c’est-à-dire les stratégies qui vont permettre de satisfaire les besoins mutuels des parties. Ce qui rend « l’action » ou la vie morale compliquée, c’est qu’elle se déroule dans un entre-deux où l’arrière-fond de conscience perçoit ce qui est commun (les besoins universels qu’autrui exprime) tandis que la raison cherche la stratégie efficace au milieu des signes de nos différences et des risques de divergences.
Tel est du moins l’usage moral de cette raison qui n’est pas un calcul d’intérêt égoïste, à moins qu’on veuille ici considérer qu’il existe un ego élastique susceptible d’inclure autrui. Le raisonnement moral est ce que ma nature (la raison) me montre comme conforme à la Nature, homologouménôs tè phusei, c’est-à-dire conforme à la conscience vécue du caractère illusoire de l’ego comme individualité séparée, et à la conscience de l’unité foncière ou indifférenciée du tout.

On appelle vertu, la parfaite disposition à agir conformément à la Nature, c’est-à-dire à déployer dans les actes de sa vie les effets de cette expérience, à vivre aussi constamment que possible dans cette conscience de l’unité. Cette constance représentant d’abord et pour longtemps un effort, la vertu est une « force morale » qui suppose d’exercer le muscle de concentration. On appelle « devoir », non l’obligation qui s’impose à un sujet plus ou moins rétif, mais tout ce qui dilue un égo dans cette conscience de l’unité, tout ce qui permet à un ego de convenir avec les autres quand il cesse de percevoir son existence ou ses intérêts comme séparés de ceux des autres.

Rappelons, pour mémoire, les exercices pour une vie plus consciente proposés par Epictète et Marc-Aurèle, ainsi que les problèmes philosophiques auxquels ils sont liés : 1. l’exercice de la conscience réfléchie (sunésis) et 2.et celui la conscience attentive (prosochè)

  1. Pratique de la sunésis, la conscience réfléchie ou l’examen de conscience : vouloir en conscience. Ce terme est repris du Manuel, XXIV.
    Je fais des choix, conscient de viser un bien, incertain de vouloir le Bien, et incertain de parvenir à l’atteindre. Cette incertitude justifie une clause de réserve, hypexairesis, subordonnée à la ferme volonté de vouloir, pour exclure toute velléité, c’est-à-dire :
  • une fois fixé mon but (skopos) avec toute la sagesse dont je suis capable, je traverse les obstacles avec courage, sans versatilité, pusillanimité, paresse… – la sagesse (sophia, science de ce qui est bien) et le courage (andreia) étant bien des vertus cardinales qu’il s’agit d’exercer. Et pour souligner que je ne dois pas faire de cette clause un usage trop facile (velléitaire), Marc Aurèle précise : « S’il se trouve un obstacle, on s’en fait une matière, comme le feu dévore les matériaux qu’on y jette, tandis qu’une petite lampe en aurait été étouffée; mais le feu éclatant a vite fait de s’assimiler ces matériaux, il les consume et grâce à eux, il s’élève davantage » (Pensées, IV, 1)
  • mais quand je comprends in fine que j’affronte un destin contraire, j’exerce donc avec prudence (sophrosuné, science de ce qu’il faut faire ou pas) ma « clause de réserve » : je peux finalement choisir de renoncer à ma volonté initiale et de consentir au destin. Ici, l’avis d’un directeur de conscience/ami qui permet d’élargir mon point de vue est conseillé.
    Comment savoir si j’ai fait le bon choix, si ma volonté s’accorde à la Nature?
    « Chrysippe dit lui-même : « (…) Si ces principes te rendent impassibles, c’est qu’ils sont conformes à la nature » – Entretiens, i, 4. Faute d’un critère a priori, je dispose d’un critère a posteriori : les choix faits, les actes engagés, plus d’agitation ou de déchirement, je suis en paix. Ni désir (hormè) ni aversion (aphormè) ne m’inclinent plus. Plus rien n’est vu comme danger, ni personne comme ennemi.

Au coeur de l’incertitude : cas extrême de l’acrasie.
Je peux rencontrer une difficulté particulière (qui contredit le principe socratique énoncé plus haut), éprouver le besoin de faire une chose dont j’ai cependant conscience qu’elle est mauvaise (Aristote a donné à cette attitude le nom d’acrasie) : je vois le bien et je fais le mal.
Solution 1 : P.M Schuhl pense que, pour en sortir, la méthode stoïcienne consiste à opposer de façon mécanique la force de bonnes inclinations (joie, circonspection désir raisonné) aux passions aveugles (Descartes et Spinoza avaient déjà insisté sur cette idée). Il s’agit d’exercer sa prudence (sophrosunè). Notamment en affaiblissant ces passions par la pratique des austérités (jeûne, etc.) sur laquelle ont particulièrement insisté les Entretiens d’Epictète.
Solution 2 : L’acrasie peut aussi s’expliquer par une certaine confusion des motifs, par un conflit ou ou des contradictions concernant l’idée que je me fais du Bien à rechercher. C’est donc parfois plutôt un défaut de sagesse ou de connaissance (sophia). Dans ce cas, l’acrasie n’est plus une objection à la thèse de Socrate (puisque je ne vois pas vraiment où sont le bien et le mal, je ne mesure pas l’ampleur et les conséquences de ce que je veux faire) et la maïeutique socratique est suffisante pour résoudre la situation.

  1. Pratique de la conscience attentive, ou l’Attention au moment présent (Prosochè)
    Pour aiguiser sa sagesse afin de mieux agir au moment voulu, les Pensées de Marc Aurèle ont développé l’exercice original de la Conscience du moment présent (prosochè). Sans lutte contre les passions, ni questionnement intellectuel ou discursif, mais par le seul pouvoir dissolvant de l’observation, l’étau se desserre, allégeant le torrent des désirs impétueux et permettant de se remettre au service de la Nature. C’est dans l’âme comme un grand calme après la tempête (ataraxia). C’est par la Conscience attentive (prosochè) qu’un recueillement permet de réfléchir sans trouble les conseils de la Nature, comme l’eau limpide et sans vague d’un lac dans laquelle se réfléchit l’univers, comme un miroir où se reflète le Tout.
    Lorsque je me transforme en champ de bataille, dans le tumulte de l’effort, comment puis-je savoir si mon volontarisme ne sert pas confusément d’autres passions? Comment savoir si tout en pensant combattre les passions, ma volonté continuerait pas de poursuivre à mon insu des buts opposés, tout aussi exagérés, tout aussi passionnés? La conscience de l’Unité toujours déjà-là permet d’apaiser tout volontarisme. La libération consiste seulement à comprendre l’illusion de vouloir se libérer, à se libérer de l’illusion d’avoir à se libérer, dans la conscience d’être impersonnellement la conscience témoin commune au tout lui-même, ou pour le reprendre une formule de Maitre Eckart, d’être en regardant l’oeil particulier par lequel l’Oeil du tout se voit lui-même, c’est-à-dire un être particulier sans réalité autonome, qui n’a de consistance ontologique que dans le substrat communément partagé de la surconscience.

Remarque : deux distinctions essentielles de la pratique éthique
Parmi les choses indifférentes (qui ne dépendent pas de nous), il est raisonnable de distinguer celles qui sont cependant préférables (proegmena) et celles qu’il vaut mieux éviter (aproegmena). Attention de bien distinguer ce que l’on peut accessoirement choisir, et ce qui est essentiellement à rechercher. Attention de bien distinguer ce qu’on peut éventuellement se donner pour but (skopos) et ce qu’on se propose comme fin ultime (télos). Attention de bien distinguer les valeurs naturelles (les indifférents préférables) et le Souverain bien, le bien absolu, qui ne tient qu’en ce qui dépend de nous : la volonté bonne et la représentation adéquate, ou ultimement (spirituellement) l’expérience de la conscience indifférenciée d’être conscient.

Conclusion : Pour agir, faute d’une parfaite sagesse, vivre une vie qui « convient ».
Faute d’une action parfaitement vertueuse, correcte ou sage (catorthoma) uniquement motivée par l’intention de bien faire en se conformant à la Nature ou en se fondant en elle, la discipline de l’action nous dit qu’il y a place, plus modestement, pour une action convenable (kathékon, trop pauvrement traduit par devoir) guidée non seulement par des raisons (car la raison peut tout justifier), mais par la conscience témoin. Telle est la vie qui convient, c’est-à-dire une vie qui brouille le moins possible l’éclat de la surconscience, qui entretienne le souffle de la présence, qui s’éloigne le moins possible de l’unité.
A coté des sages trop rares (« un tous les cinq cents ans », disait-on dans sous le Portique), il y a en effet des philosophes, i.e. des amis de la sagesse qui, faute d’accomplir des « devoirs parfaits », quelles que soient les raisons qui les y poussent, font ce qui convient au mieux, et vivent derrière le voile des illusions sous le regard de la conscience témoin (hyperphron), épousant au mieux les flux d’énergie (pneuma) de la vie : ils ne font plus leur volonté mais vivent à l’arrière fond, dans l’unité, et pour eux, au-dessus des tempêtes, le Ciel est toujours bleu.