Il y a des raisons, un intérêt à vivre – et à mourir – en stoïcien :
- La quête du bonheur. D’abord, envers et contre tout, vivre en stoïcien pour vivre heureux, rayonner malgré l’obscurité, même en temps de crises (et Dieu sait qu’elles sont nombreuses) sans attendre qu’une solution nous vienne de l’extérieur, car l’extérieur est tout ce qui ne dépend pas de nous. Faire notre part, pour tout ce qui dépend de nous, courageusement que ce soit d’abord en ce qui concerne l’usage que nous faisons de notre esprit, au niveau individuel pour notre santé physique mentale et spirituelle, pour nos vies privées, familiales, professionnelles ou nos engagements politiques. A tout ces niveaux, cultiver le sens de ce qui est « approprié » (ce que les stoïciens appelaient kathekonta, nos « devoirs’)
- Liberté intérieure. Au quotidien, elle permet de vivre une vie autonome, qui se donne à elle-même ses propres règles, affranchie des tutelles de toutes sortes : la désignation de nos maîtres par le vote, la délégation de nos affaires de santé à des médecins, la délégation de nos missions éducatives à des institutions pédagogiques, etc.
- Pour la paix dans le monde. Le cosmopolitisme est une réponse aux replis nationalistes qui menacent aujourd’hui la planète. C’est un héritage de la Philosophie cynique et de Diogène qui se disait le premier, « citoyen du monde ». Il s’agit de se désidentifier, ou d’apprendre à identifier les mécanismes d’identification qui génèrent tant de clivages malheureux dans le monde. Se désidentifier, c’est déjà faire un pas vers l’unité.
- Pour la simplicité, la pauvreté volontaire (pour parler comme Majid Rahnema) ou la sobriété heureuse (si l’on veut le dire comme Pierre Rabhi). La vertu de tempérance, l’une des quatre vertus cardinales, est une réponse à l’avidité des doctrines capitalistes, du néolibéralisme et de tous les comportements cupides que flattent ces doctrines décevantes qui n’auront pas rendu l’humanité plus heureuse et plus consciente.
- Par Amour. Le sens de la bienveillance qui nous tourne vers les autres est une réponse à l’individualisme moderne. « Fais du bien aux hommes », écrit Marc Aurèle. Simplement.
- Par instinct de survie aussi. Le goût de « l’harmonie avec la Nature » est une réponse à l’atrophie de notre sens écologique (jadis bien présent chez les Anciens), une réponse possible aux menaces de la Sixième Extinction en cours. Ce goût de la Nature qui nous montre une direction exigente est une réponse (que peu entendent mais c’est une réponse) au relâchement moral de la société de consommation, à l’irresponsabilité de l’hédonisme consumériste (comme jadis la réponse de Zénon offrait une fière alternative à ce qui, dans l’Epicurisme, pouvait paraître relâché).
- Pour une culture ouverte et réconciliée. Le rationalisme stoïcien est une réponse au rationalisme étroit, à l’hyperspécialisation et au réductionnnisme de la science moderne (réduction à une méthodologie rationnaliste qui évacue la demande existentielle de sens, sauf exceptions comme chez JJ Charbonnier, Jean Staune, etc.). C’est aussi une réponse aux fanatismes religieux, à l’opposition meurtrière de la foi et de la raison, de la religion et de la science.C’est une voie de conciliation des contraires.
- Pour l’amour de la beauté. La beauté morale est une expérience esthétique incomparable. Le beau est un critère par lequel le Bien se signale à nous. Il se manifeste quand le champ de conscience s’élargit, que la pression des émotions se relâche, quand le Daimon/Genius parvient à « regarder d’en haut » – alors cette distance donne aux choses même les plus banales ou les plus laides un charme très particulier. Ce ne sont pas les belles choses de la vie qui réjouissent le regard, c’est le regard de la grandeur d’âme (hyperphron) qui embellit la vie.
- Pour le bonheur d’offrir à tous un style de vie, sans discrimination intellectuelle ou sociale. Facile à apprendre, il ne suppose aucune éducation savante. Pourtant bien moins frustre que le Cynisme, il répond aussi à ceux qui ont, disons, des besoins intellectuels raffinés. L’histoire a montré qu’il convenait à toutes classes sociales : Epictète était esclave, Marc Aurèle l’empereur de Rome. Il se marie à toutes les religions (il y a une longue histoire du stoïcisme chrétien), et convient aussi aux indifférents religieux.
- Pour une sagesse universelle, et pourtant méditerranéenne. On peut par exemple retrouver la plupart des objectifs et méthodes proposés par les stoïciens dans la tradition bouddhiste; ce qui tend à montrer qu’il existe une sagesse universelle, c’est-à-dire un ensemble de méthodes et d’objectifs qui ont été formulés, mutatis mutandis, par toutes/par de nombreuses traditions. En même temps, avec le stoïcisme, nous restons fidèles à la mémoire de notre sol géographique. Pas d’exotisme, de fuite, de déracinement : l’essentiel a été formulé partout sur la terre, y compris chez nous. Il suffit de bien vouloir le trouver.
- Il y a aussi pour moi ce souci de n’être pas dépossédé de ma mort. J’ai été frappé par les Lettres à Lucilius, ce serein apprentissage de la mort, qui résonne avec le souci rilkéen d’avoir, comme dit le poète, « sa mort à soi ». Dans un monde où la consommation d’images banalise la mort (à travers les films d’action) et qui la traite à la fois comme un tabou (on finit sa vie dans des mouroirs calfeutrés aux regards), dans un monde où le corps du mourant est aliéné par le pouvoir médical, je pense à ma mort tous les jours et certaines expériences m’en préfigurent même le goût. Ce sont des expériences ambigues où il m’apparaît dans une claire obscurité que la mort n’est pas le contraire de la vie, mais seulement celui de la naissance – et qu’elle se fera comme la naissance, par un passage très étroit. Ce lent apprivoisement – praemeditatio malorum, anticipation des épreuves – n’a pas d’effet déprimant sur moi, même quand il s’accompagne d’une infinie tristesse, quand je suis triste à en mourir, car j’expérimente qu’il y a dans la tristesse d’avoir à quitter ce monde quelque chose de bien vivant et qui consiste sans doute dans la conscience que « tout passe » (selon la devise héraclitéenne des stoïciens, panta rhei). Ainsi le thème classique, depuis Socrate, de la philosophie comme apprentissage de la mort, l’effort pour entrer dans la mort les yeux ouverts, est bien une méditation sur la vie : il me relie à la source de ce qu’il y a de plus vivant en moi. C’est bien ce que Sénèque me semble expérimenter dans ses dernières lettres…
Toutes ces raisons de vivre en stoïciens ne sont pas seulement des raisons de vivre en philosophe : ce sont simplement des raisons de vivre et d’apprendre à mourir, de mourir pour vivre. Et en attendant de mourir, pour bien vivre.